• Beim namen nennen - Les nommer par leur nom, Zurich, campagne 2022
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«Nos émotions font notre humanité»

En marge de la Journée mondiale du réfugié du 20 juin 2023, l’action «Beim namen nennen» se tiendra le week-end précédent et rendra hommages aux migrant(e)s mort(e)s en mer ou aux frontières en les «nommant par leur nom». Une action à laquelle le JRS-Suisse participe parmi une longue liste d’organisations d’aide aux réfugiés et d'Églises suisses et allemandes. Entretien avec son responsable, Christoph Albrecht sj qui évoque les voies de fuite légales qui permettent ou permettraient aux personnes de migrer dignement.

Sur les mers et aux frontières de l'Europe, année après année, un drame se déroule sous nos yeux. «Depuis 1993, plus de 51’000 enfants, femmes et hommes sont morts en tentant de rejoindre nos pays occidentaux», souligne Christoph Albrecht sj, responsable du service jésuites des réfugiés en Suisse. «Sont-ils mort accidentellement? Ou ont-ils été tués, victimes d'une politique toujours plus dure des pays d'Europe qui empêchent ces personnes d'entrer légalement en Europe pour y déposer une demande d'asile. (…) Nous exigeons des voies de fuite sûres!», peut-on lire sur la page de l’Église catholique de St-Gall qui participe elle aussi à l’action (lire encadre sur les lieux des événements). «Les noms ne sont pas de la fumée et du vent. Des milliers et des milliers de personnes qui périssent dans leur fuite restent sans nom, c’est diabolique, enchérit la marraine de l'action "Beim namen nennen", la présidente du Conseil de l'Église évangélique d'Allemagne et présidente de l'Église évangélique de Westphalie Annette Kurschus. Ils sont tués à la frontière ou se noient en Méditerranée… Chaque nom qui est lu au cours de notre action est une protestation contre leur mort amère».

Que représente cette journée du réfugié pour le JRS?
Christoph Albrecht sj :
 «Beim namen nennen est une action concrète et éminemment spirituelle. Une action de protestation contre l’impossibilité de fuir légalement son pays, mais aussi de deuil et de commémoration de ceux qui sont décédées au cours de leur périple migratoire. Cette action est particulièrement adaptée à une organisation comme le JRS dont le but est de soutenir les réfugiés et venir en aide aux personnes en danger qui ont tout perdu en quête d’un endroit sûr où elles seraient accueillies.»

«Le JRS a pour motivation spirituelle profonde les valeurs chrétiennes, avec la certitude que tout ce que nous faisons aux autres, nous le faisons aussi à Dieu.»

Qu’est-ce que ces journées représentent pour les réfugiés eux-mêmes?
«Pour certains, il est difficile de replonger dans un passé douloureux en participant à cette action, alors que cela aide d'autres à surmonter les traumatismes liés à leur propre fuite. Le ressenti est très personnel. Raviver des souvenirs traumatiques peut s’avérer non seulement douloureux, mais très déstabilisant quand on se remet à peine de ses séquelles physiques et psychiques, et que l’on vit dans la précarité.
Ce sont des survivants, des témoins de la mort de leurs voisins, noyés en mer ou morts de soif dans le désert, des amis qu’ils ont dû parfois laisser derrière eux. Certains ont développé un fort sentiment de culpabilité.»

Cette action est-elle aussi une manière de dénoncer l’impunité des Européens et l’inadéquation de leurs réponses face à ces tragédies?
«Il est difficile de parler d’impunité. On ne peut pas pointer du doigt la mer Méditerranée, ni la punir. Quels seraient les acteurs à condamner? Les passeurs qui remplissent des embarcations fragiles et les expédient en pleine mer? La police des frontières qui applique des lois restrictives? Les autorités qui durcissent encore davantage ces lois? Nous sommes encore loin de pouvoir imaginer un jour reconnaître des coupables à cette situation migratoire. Mais nous devons reconnaître que la chaîne des actes de violence de ce système frontalier inhumain doit être interrompue. Et rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie est le premier pas dans l'effort de surmonter notre impuissance et de chercher des solutions pour éviter d'autres morts.»

Et comment se positionner face à la responsabilité collective et à l’incapacité des États à répondre humainement à la question migratoire, comme à la problématique éco-sociale?
«Le sentiment de responsabilité et d’impuissance n’est pas partagé par tous, et il est important d’éviter de susciter un sentiment de mauvaise conscience face à une situation qui nous échappe. Cela ne résoudrait rien.
L’expérience d’impuissance est incontournable. La question est donc davantage: que puis-je faire de ce sentiment? Est-ce que j’accepte d’être en deuil ou ai-je perdu la capacité de pleurer? (comme le déplore le pape François)»

La mort frappe sur les routes migratoires, c’est un fait. Comment l’en empêcher?
«En maintenant, réactivant ou imaginant des voies de fuite légales, hors du danger. Il existe plusieurs initiatives comme le programme des Nations Unies Resettlement (réinstallation en français ) qui permet aux réfugiés des camps les plus vulnérables d’être légalement déplacés, accueillis et intégrés dans un pays sûr. La Suisse a accepté d’accueillir 1800 de ces « déplacés » il y a deux ans. Une décision qui a été suspendue en décembre dernier par Karin Keller-Sutter. Une honte pour la Suisse. La nouvelle conseillère fédérale et cheffe du Département fédéral de justice et police, Elisabeth Baume-Schneider, a voulu réactiver ce programme. Mais les cantons bloquent encore le processus.»

Il y en a d’autres?
«Oui, notamment le projet-pilote italien de couloirs humanitaires pour les réfugiés coordonnée par la Communauté catholique de Sant'Egidio, la Fédération des Églises évangéliques en Italie et la Table vaudoise. De février 2016 à nos jours, plus de 6000 personnes ont ainsi été prises en charge et sont arrivées saines et sauves en Italie. Le principe de couloir humanitaire existe aussi vers la France. Mais pas la Suisse.
Une autre voie de fuite légale a été abandonnée avec le durcissement des lois: la demande d’asile déposée à l’étranger auprès d’une ambassade de Suisse. Il serait à envisager de réactiver cette possibilité.
Citons aussi le cas des collaborateurs des organisations internationales qui, comme on l’a vu lors du retour des Talibans en Afghanistan, ont pu sortir de leur pays avec l’aide de leur employeur. Mais tous n’ont pas eu cette chance. Et enfin, les athlètes ou artistes qui demandent l’asile alors qu’ils sont en tournée hors de leur pays.»

Comment imaginez-vous les pays occidentaux faire face aux afflux de réfugiés qui vont devoir tôt ou tard fuir leur pays pour raison climatique (notamment les populations des pays de la ceinture équatoriale)?
«Nous devrions déjà nous y préparer en imaginant une culture du vivre ensemble. Et que fait-on? On marche en sens inverse! 
Nous faisons face aujourd’hui à une migration de conflits et d'oppression. Demain, nous devrons aussi faire face à une migration climatique et de survie économique. Les chiffres sont alarmants. Les projections présentent une progression qui va de 260 millions de réfugiés climatiques en 2030, jusqu’à 1,2 milliards en 2050.
Je viens d’apprendre le gouvernement lituanien avait adopté une loi autorisant le "pushback" des migrants aux frontières (refoulement) de la Biélorussie en leur reniant le droit à l’asile. Ce qui a été reproché à la Grèce – comme étant une pratique souvent violente et théoriquement inacceptable – est désormais légal en Lituanie, un pays européen!»

Si je comprends bien, alors que nous devrions apprendre à vivre ensemble, nous nous entredéchirons?
«Nous devrions adopter le principe de la maison en feu. Quand une maison brûle à côté de chez nous, nous accueillons nos voisins, nous les protègeons du froid. Cette capacité de solidarité se perd toutefois peu à peu. Nous ne reconnaissons plus le droit à un autre être humain de vivre comme nous. Quelle est la pression sociale qui pousse les gouvernements à criminaliser la solidarité avec les naufragés ? Celles et ceux qui viennent en aide aux naufragés en mer sont devant les tribunaux!
Or, un changement de paradigme est possible. On l’a vu avec l’accueil des réfugiés ukrainiens. Toute l'Europe a immédiatement réagi en disant: "vous êtes les bienvenus!". Et la Suisse – contre son gré peut-être – a dû mettre en pratique le statut de protection S créé dans les années nonante mais qui n'avait encore jamais été appliqué. C’est un signe d’espoir. Cela démontre que l’Europe est capable d’accueillir des migrants et de leur faire de la place. Si c’est possible pour les Ukrainiens, cela doit être possible pour d’autres.»

Qu’est-ce qui importe pour vous avant toutes choses?
«Notre humanité se construit grâce à notre intelligence émotionnelle. Si nous ne voulons pas trahir nos émotions, nous devons accepter d’être touché, triste, voir effrayé par certaines situations, même si elles nous mènent à un sentiment de profonde impuissance. Si nous n’acceptons pas d’être touchés, nous perdons notre humanité et nous risquons de nous transformer en monstre!»

Propos recueillis par Céline Fossati

Auteur:

Christoph Albrecht SJ

Christoph Albrecht, né à Bâle en 1966, a appris le métier de mécanicien dans sa jeunesse, puis a suivi des études d'ingénieur électricien HTL. Jésuite depuis 1989, Christoph Albrecht sj a œuvré deux ans comme professeur en Bolivie. Il a étudié la philosophie à Munich, la théologie à Paris et à Innsbruck où il a fait un doctorat sur Luis Espinal sj. Il a ensuite travaillé comme animateur de retraites spirituelles et de formations aux Exercies spirituels, mais aussi comme aumônier universitaire et aumônier auprès des réfugiés.

Christoph Albrecht sj est actullement le directeur du Service jésuite des réfugiés en Suisse, membre du groupe de coordination du réseau migrationscharta.ch, co-président du Solinetz Zürich et de Solinetze Schweiz, responsable de l'aumônerie catholique des Gens du Voyage en Suisse et du ministère jésuite auprès des réfugiés en Suisse, ainsi qu'administrateur paroissial pour la paroisse de Greifensee.

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