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Tourisme responsable

En ces temps où les loisirs d’hiver s’organisent avec autant de minutie et nécessitent autant d’investissements que la production industrielle, une question morale ressurgit. La logique de la démarche peut-elle supplanter les enjeux éthiques, écologiques et sociaux, comme elle l’a supplanté déjà dans tous les domaines scientifiques ?

La science est la science; et elle ne peut-être la science qu’en suspendant tout jugement moral. Reprenant ce refrain, les politologues depuis Machiavel au milieu du XVIe siècle, pour les économistes depuis Malthus et les classiques anglais, puis les sociologues depuis Durkheim, puis les psychanalystes depuis Freud, tous ont distingué avec soin d’une part les jugements de faits, propres à leur discipline, et d’autre part les jugements de valeur. Dans le domaine des affaires, cela conduit à écarter toute responsabilité sociale ou écologique des entreprises, à la manière de Milton Friedman: «L’unique responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits.» (New-York Times, 1er septembre 1970)

Appliquée aux loisirs de glisse, cette logique des affaires conduit à ne rechercher que le plaisir le plus grand pour le coût minimum, sans tenir compte des effets écologiques, politiques et sociaux pour les populations et les pays visités. Les âmes sensibles sentiront davantage la pertinence de la question au moment où certains pays où les droits de l’être humain sont malmenés (le Qatar, l’Arabie Saoudite, le Myanmar, Cuba, Dubaï… et la liste peut s’allonger au grès de la sensibilité de chacun) font de la publicité dans les médias mondiaux pour attirer chez eux les touristes en mal d’agréments nouveaux sous un ciel serein.

Le sens des responsabilités voudrait que, touriste, je m’abstienne de passer mes vacances dans ces pays qui suscitent en moi quelque réticence éthique. Je devrais avoir quelque scrupule à favoriser des régimes que je condamne, ou à contribuer par mes voyages au réchauffement climatique. De la même façon que je m’abstiens de soutenir par mes dépenses des médias, des partis politiques ou des opérations de propagande qui me semblent mauvais pour la planète et ses habitants.

Je reconnais que cette éthique de responsabilité pèche par le flou des conséquences, jamais totalement prévisibles. Certes, les conséquences les plus immédiates sont obvies; car les effets sociaux (le soutien indirect aux populations locales) peuvent également être pris en compte, qui peuvent faire pencher la balance d’un autre côté. De plus, une éthique de conviction qui m’oblige à prendre soin de moi-même peut occulter des conséquences dommageables pour autrui dont mon acte serait responsable. Cependant,

Je ne peux pas me débarrasser ainsi, sur l’ignorance des conséquences ultimes, ou sur une valeur subjective, de l’éthique de responsabilité; car la responsabilité est le socle de mon humanité.

Pour concilier ces deux éthiques (ou, pour mieux dire, ces deux exigences morales) responsabilité et valeur, il me faut discerner, parmi tous mes objectifs touristiques souhaitables, ceux qui me semblent valoir davantage le coût. Pour ce faire, il me faut mettre à l’épreuve (mais non pas supprimer – ce serait une illusion) le principe de plaisir qui, laissé à soi-seul, risquerait d’emporter ma décision, et me demander si, pour le cas où l’épanouissement attendu n’était pas au rendez-vous, je ressentirai le même désir. Il me faut tout autant passer en revue les conditions nécessaires, les circonstances favorables et les conséquences pour moi-même et pour les autres. Ces conditions mis à l’épreuve, émergeront les loisirs qui ont du sens à mes yeux, un sens qui me permettra d’assumer les dimensions négatives de mon escapade touristique.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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