Torture sans vérité

La torture est supposée faire sortir la vérité de la bouche du corps supplicié. Certes, les aveux extorqués sous la torture ne sont pas systématiquement faux, mais ils traduisent davantage la peur immédiate et le besoin d’apaiser la douleur que le souci de la vérité. Sans remonter à l’époque barbare de l’Inquisition au Moyen Âge, voici quelques décennies encore, dans l’Algérie dite ‘française’, les résultats de ce procédé inqualifiable rejoignaient l’expérience millénaire: la torture fait faire et fait dire non pas la vérité, mais ce que le corps supplicié croit être le moyen le plus immédiat de soulager l’insupportable. D’où ces ‘révélations’ les plus aberrantes qui se révèlent de peu d’utilité. C’est ce que remarquait, en pleine guerre de religions, Montaigne dans le deuxième tome de ses Essais (1580).

Durant la guerre d’Algérie, le général de Bollardière, non sans risque pour sa carrière, avait dénoncé les tortures infligées par l’armée française. Semble d’un autre âge aujourd’hui la torture comme moyen de mettre au jour la vérité. Les ‘bons esprits’ diront que ce moyen mis en œuvre par les Inquisiteurs du Moyen Âge était un progrès, le début d’un système judiciaire fondé sur l’enquête (d’où le terme d’inquisition) préférable au système précédant qui se fiait au hasard, le fameux ‘jugement de Dieu’ où triompher d’un combat singulier ou d’un épreuve était réputé être la marque divine désignant le bon droit. Mais les ‘progrès’ du Moyen-Âge ne justifient pas ces aberrations, qui demeurent aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit de l’histoire des enquêtes judiciaires, l’actualité récente repose une fois encore le problème du rapport entre torture et vérité dans l’ordre judiciaire. L’Oncle Sam qui, sur toutes les tribunes de la planète, n’est pas avare de leçons de morale (comme si la culture américaine et les institutions qu’elle a engendrée Outre-Atlantique étaient le nec plus ultra de l’humanisme démocratique), pratique officiellement la torture encore aujourd’hui dans le camp-prison de Guantanamo à l’Est de Cuba. Ces dernières mois, outre-Atlantique, «un juge d’une commission militaire de Guantanamo a estimé irrecevables les aveux d’un accusé, Al-Nashiri, extorqués par la torture.» (Le Temps de Genève, 30 août 2023).

Le contexte est bien connu, ainsi résumé par le chroniqueur du journal. «Dans l’administration de George W. Bush et au Pentagone, ceux qui ont pensé qu’ils allaient efficacement mener la guerre contre le terrorisme au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 grâce aux malnommées ‘techniques d’interrogatoire renforcées’ sont enfin désavoués.»

Il était temps! Alors que la puissance idéologico-militaire yankee favorable à la torture judiciaire avait bloqué la volonté du Président Barack Obama, le fait ici reconnu est que «la torture ne sert pas la vérité», comme dit le chroniqueur du Temps. C’est une évidence. Son argumentation se poursuit en soulignant que la torture n’est pas démocratique.

Je dirais que, sur le terrain de la démocratie, elle est moins excusable encore que la corruption, l’argent ou le chantage.

La pratique de la torture dans les pays dits ‘démocratiques’ présente en outre cet effet pervers de justifier les errements abominables des pays totalitaires où, sous couvert de ‘lois d’exception’ par les tribunaux militaires ou spéciaux, ne sont pas respectés les droits de la défense. «À la guerre comme à la guerre» dirait ici l’adage populaire; sans se douter des ravages humains causés par cet apparent bon sens.

Il est temps d’épingler dans le présent blog une autre dimension, plus fondamentale: la torture met au jour la déshumanisation non pas seulement des supplicié(e)s, mais encore de ceux et celles qui, voulant faire triompher la cause qu’ils pensent être la plus juste, utilisent ces moyens inhumains. La fin ne justifie jamais les moyens, disent les moralistes. C’est vrai, quoi que non évident pour les militaires et les idéologues pris dans des combats furieux où les blessures infligées à quelques compagnons d’arme, les atteintes à l’ordre public, aux convictions enracinées ou aux intérêts privés font perdre le sens de la mesure.

Certes, nul ne sait comment il se comportera dans les circonstances d’un conflit armé où règne les massacres et la violence. C’est dans de telles circonstances que l’on se rappelle que l’homme est un animal, et ses instincts de survie animale le conduisent à des actes inhumains. Mais c’est aussi dans de telles circonstances qu’il faut se rappeler que l’être humain n’est pas un animal tout-à-fait comme un autre. Il est également le fruit d’une tradition, d’une civilisation et d’une éducation qui permettent à son esprit de dominer ses instincts bestiaux que les circonstances mettent à mal. C’est ce que vient de le rappeler le juge de la Commission militaire de Guantanamo, pour l’honneur des États-Unis.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

Newsletter

Das Magazin „Jesuiten“ erscheint mit Ausgaben für Deutschland, Österreich und die Schweiz. Bitte wählen Sie Ihre Region aus:

×
- ×