Parmi les innombrables ‘chaînes’ YouTube, plusieurs se signalent à l’Internaute par un incipit accrocheur touchant l’intelligence, dans le genre: «Ces neuf problèmes sont les signes que tu es très intelligent»; ou encore «Les dix signes d’un potentiel intellectuel d’exception»; ou encore «Les onze choses que ne font pas les gens réellement intelligents». L’intelligence, c’est comme le bon sens, personne n’en réclame davantage, car chacun s’en croit suffisamment pourvu.
Je me suis amusé à visionner quelques-unes de ces chaînes. Le résultat en est bien banal. D’après ces gourous du Net, les gens vraiment intelligents ont tendance à s’isoler, à hésiter car ils voient sous plusieurs angles chaque situation –ce qui nuit à la réactivité devant les décisions à prendre–, ils sont facilement ennuyés par la banalité des conversations de leur entourage, ont parfois du mal à formuler simplement leur pensée. Ils sont portés vers l’autocritique, évitent les engagements incertains et tiennent leurs promesses.
Qui ne découvrirait pas en lui de tels symptômes? Qui n’a jamais hésité devant une décision à prendre –ne serait que pour choisir entre la poire et le fromage au terme d’un repas? Qui n’a pas un jour trouvé stupide la conversation de son entourage? Qui n’a jamais fait, devant un échec avéré, son autocritique? Qui n’a pas eu du mal, parfois, à formuler sa pensée? Bref, en entendant ces signes d’intelligences, chacun réagit en s’exclamant: «Mais c’est moi tout craché!» Du coup, j’ai confirmation que je suis intelligent… comme tout le monde!
Le fonctionnement de ce genre d’attrape-nigauds est celui-là même des algorithmes de l’Intelligence artificielle (IA), qui, sur la base d’un traitement statistique, vous propose des ‘nouveautés’ dont l’orientation culturelle, religieuse, politique ou sociale correspond à ce que vous avez visionné auparavant. Ce qui permettre éventuellement d’affiner l’argumentaire commerciale ou électorale en conformité avec les valeurs portées par vos choix antérieurs. On privilégie ce qui correspond à son orientation en écartant ce qui lui est contraire.
Mais, dans le cas de ces chaînes à orientation psychologique, il s’agit, sinon d’addiction, du moins de retenir l’Internaute, l’inciter à s’abonner, à ‘cliquer’ sur la cloche pour exprimer sa satisfaction, bref de faire du buzz pour remplir la cagnotte. Et dans le cas des ‘signes d’intelligence’, la manœuvre ne date pas de l’invention d’Internet. Oubliant les multiples facettes de l’intelligence et la diversité de ses manifestations, la manœuvre fut celle de la Sybille, celle des prédicteurs de tous les temps, celle qui triomphe aujourd’hui dans l’astrologie. Il s’agit de fournir des énoncés suffisamment vagues, ou ambivalents, pour que chacun puisse découvrir dans son expérience antérieure quelque chose qui lui ressemble. C’est l’art de présenter une diversité d’options et de solliciter une variété d’intelligences où chacun peut choisir ce qui lui plait. Découvrant le phénomène qui colle bien avec son idiosyncrasie, chacun peut prétendre avec une apparente objectivité: Je suis intelligent.
Je ne doute pas qu’hésiter trop longuement –symptôme d’intelligence?– peut handicaper la vie courante, ni que les philosophes –n’en déplaise à Platon– font généralement de mauvais chefs d’État (je ne vise aucun personnage politique contemporain). Mais contre la formule célèbre d’Allan Greenspan, l’ancien directeur de la Banque centrale américaine («Si vous m’avez compris, c’est que je me suis mal expliqué») je conclurai que si vous m’avez compris, c’est tout simplement que vous êtes plus intelligent que moi.