Mesurer le bonheur

À la mi-août, une économiste du travail a fait paraître dans le quotidien Le Temps, une étude sur les limites du Produit intérieur brut (PIB) comme indicateur de la croissance socio-économique. «Indicateur dépassé et dangereux, écrit-elle, car il ne tient compte ni du travail gratuit ou peu rémunéré des femmes, ni des coûts écologiques.» Le PIB est un indicateur «ringard et trompeur» en conclut le journal romand.

La critique du PIB n’est pas nouvelle. Dès sa naissance après la seconde guerre mondiale, les économistes eux-mêmes ont souligné les insuffisances du PIB: il ne tient compte que des valeurs marchandes (et, pour les Services publics, des coûts de main-d’œuvre). Ce qui aboutit à des situations paradoxales. Le PIB ignore les produits et services non payés –notamment le travail domestique qui est principalement dévolu aux femmes– ou encore les ressources naturelles. Un accident de la route ou l’effondrement d’un immeuble fait augmenté le PIB; durant de longues décennies, l’économie italienne, comme de nombreuses économies des pays dits «les moins avancés» aujourd’hui, ne pouvaient théoriquement pas fonctionner aux seules vues du PIB. Car le PIB n’intègre pas dans son calcul l’économie souterraine. Si vous vous mariez avec votre employé de maison, vous faites diminuer le PIB... etc.

C’est sur cette dernière lacune que se greffe l’indignation de l’économiste du travail publiée par Le Temps. Certains économistes à l’esprit tordu ont suggéré de tenir compte des divers types de travaux domestique –y compris les services sexuels (sic), pudiquement rangés parmi les «services à la personne»– pour tenter de mesurer adéquatement le niveau réel de l’économie nationale. Plus sérieusement, l’article du Temps s’oriente dans une autre direction, puisqu’il titre: «Et si l’on passait d’une économie des biens à une économie des humains?»

Je n’aime pas beaucoup l’expression «économie des humains», car elle me fait trop penser aux «ressources humaines» des managers, expression qui réduit les personne à leur utilité économique. En outre, privilégier, comme le propose l’économiste du travail autrice de l’étude, «les services de proximité [plutôt que] la sacro-sainte productivité» ne résout en rien le problème posé par la grande faiblesse, tant économique que sociale de l’indicateur PIB. Payés, les services de proximité seront intégrés dans l’indicateur. Non payés, ils enferment l’indicateur dans ses lacunes.

Certes, d’autres indicateur de l’état économique et social d’une société furent mis en place. Il existe un Indice de développement humain «durable et efficace», utilisé par le Programmes des Nations Unis pour le Développement (PNUD), qui ajoute au PIB l’espérance de vie et le degré d’éducation. Le Bhoutan a élaboré un indicateur de རྒྱལ་ཡོངས་དགའ་སྐྱིད་དཔལ་འཛོམས་ (littéralement de Bonheur national brut), inscrit depuis 2008 dans la constitution de ce pays. La France également a tenté d’enrichir ce qu’avait de mesquin le PIB pour trouver un indicateur synthétique qui aille au-delà de l’économie marchande, cette économie où, selon le vers de Charles Péguy, «tout s’achète et se vend et se pèse et s’emporte».

Ce ne sont pas les tentatives qui manquent pour se libérer du PIB «ringard et trompeur». Toutes se heurtent au même problème: comment rendre commensurables les différents aspect de la vie humaine et pondérer les divers indicateurs? Comment objectiver et mesurer ce qui est ressenti par chacun d’une manière très subjective? La réponse n’est certainement pas entre les mains des idéologues. La réponse des économistes –aussi nécessaire soit-elle– demeure insuffisante. Aussi faut-il trouver le graal, celui du vivre-ensemble qui, si l’on en croit l’antique tradition littéraire occidentale, est à chercher dans la dimension spirituelle de la vie humaine.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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