• Christian Rutishauer sj @ SJ-Bild
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Les hommes veulent-ils vraiment la paix?

Au regard des conflits à l'Est et au Proche-Orient, nous avons demandé au Père Rutishauser sj si les hommes voulaient vraiment la paix?
Titulaire d'un doctorat en judaïsme et membre de la délégation des conférences épiscopales allemande et suisse et du Vatican pour les relations avec le judaïsme, sa réponse aussi pertinente qu'helvétique.

Si nous regardons du côté de l’Ukraine ou d’Israël, on pourrait penser que la guerre est l'état naturel de l'humain. L'homme est-il finalement bien un loup pour l'homme?

Christian Rutishauser sj: «Je ne dirais pas cela. L'homme veut la paix, il veut vivre, s'épanouir et façonner le monde à son image. Il recherche aussi la justice et l'amour. Seulement, il se confronte à ses semblables qui, eux aussi, cherchent s'épanouir avec, peut-être des besoins très différents. La rivalité et la concurrence apparaissent alors. Lorsque des idées différentes s'affrontent, il en résulte des conflits.»

Un conflit n'est toutefois pas encore une guerre.
«Vous avez raison, et il faut essayer d'éviter les escalades. Cependant, les mécanismes qui mènent aux conflits sont les mêmes qu’il s’agisse des sociétés ou des personnes. Différentes conceptions du monde, idéologies, religions, concepts politiques, etc. sont en concurrence. Les sociétés et les cultures veulent s'étendre au détriment des autres. Ses propres faiblesses et défauts sont projetés sur d'autres groupes. Un mépris s’installe et des images d'ennemis se forment. L'autre est alors perçu comme une menace. Ce sont là les prémices d'un conflit armé, d'une guerre. Celles-ci ne tombent jamais du ciel.»

Que signifie ce mécanisme dans le cas des conflits politiques actuels, comme la guerre en Ukraine ou à Gaza?
«Une chose me paraît importante: il faut clairement distinguer les deux guerres. En Ukraine, un État souverain se défend contre un agresseur impérial. La Russie dénie à l'Ukraine son autonomie nationale et culturelle et souhaite l'annexer. La situation est différente en Israël. Le petit peuple juif souhaite vivre en sécurité dans le morceau de terre auquel il appartient, selon sa propre compréhension, depuis le début de l'histoire. Or, les Palestiniens vivent aussi sur cette terre. De plus, les États musulmans environnants ne veulent pas de l’état d'Israël. Ils le tolèrent tout au plus. A cela s'ajoute le fait que la Bible, en tant qu'Écriture Sainte, joue un rôle central en ce qui concerne cette terre. Le conflit israélo-palestinien est unique en son genre.»

Parlons alors tout d’abord de l’Ukraine : comment la paix peut-elle se réinstaller?
«Militairement, soit par une victoire de l'Ukraine, ce qui ne semble pas se dessiner, soit par une victoire de la Russie. Une victoire militaire de la Russie, quelle qu'en soit sa forme, ne résoudra toutefois pas le conflit, mais ne fera que le déplacer à un autre niveau. Une véritable paix n'est possible que si l'on dépasse l'ancienne mentalité de bloc Est contre Ouest. Or, Poutine lui-même n'en sort pas. Il a été formé à cette pensée quand il était au KGB et il est devenu un dictateur. Pour lui, il est inacceptable que l'Ukraine puisse prendre des décisions de manière autonome. A ses yeux, le pays se rapproche dès lors d'un bloc hostile. Il lui semble donc légitime de mener une guerre et de sacrifier des centaines de milliers de vies humaines pour sauver sa vision de la Russie et de l'Europe. Quand il parle de la Russie, il pense en termes d'Union soviétique.»

Que voulez-vous dire par là?
«Poutine fait comme si la Russie avait toujours existé, par opposition à l'Occident. Mais historiquement, ce n'est pas vrai. L'empire tsariste a jadis absorbé la culture baroque européenne. Il suffit de penser à l'architecture de Saint-Pétersbourg. Il y avait un état d'esprit européen auquel la Russie a toujours voulu appartenir.»

Que faudrait-il faire pour mettre fin à cette mentalité de bloc?
«On ne peut pas en venir à bout avec Poutine. La Russie devrait se considérer comme une partie de l'Europe, elle-même plurielle. Elle pourrait alors mieux accepter l'Ukraine. L'Europe occidentale devrait quant à elle reconnaître davantage l'autonomie culturelle de l'Europe de l'Est et de la Russie. Mais aujourd'hui, l'OTAN se réarme malheureusement - et c'est compréhensible. Plus encore que dans un temps de guerre froide, nous sommes aujourd’hui dans une guerre ouverte.»

Prenons le conflit Israël/Palestine : Comment la paix serait-elle possible ici ?
«Tout d'abord, il convient de noter que la situation entre Israël et la Palestine fait partie du conflit plus large du Moyen-Orient. Il suffit de penser à l'Iran, à la Syrie et aux extrémistes musulmans qui veulent détruire Israël, ou encore à la lutte pour la suprématie entre les États arabes. Les accords des Emirates arabes ou les négociations de l'Arabie saoudite avec Israël étaient des tentatives pragmatiques de sortir du conflit. Ni l'Iran ni le Hamas n'y avaient intérêt. Au contraire, ils se servent des Palestiniens pour combattre Israël. C'est tragique pour les Palestiniens, car ils auraient besoin depuis longtemps de plus de justice et de droit en Cisjordanie et encore plus à Gaza.»

Vous aviez dit à Domradio en octobre, après les attaques du Hamas, que vous ne croyiez plus à la solution des deux États, pourquoi?
«Parce qu'il est trop tard pour cela. La création de l'État d'Israël dans les frontières de 1949 reconnues par le droit international s'est accompagnée de l'expulsion de Palestiniens, appelée la Nakba. Il y aurait eu la possibilité d'un État palestinien en Cisjordanie, mais nous ne sommes plus en 1949, nous ne sommes plus en 1973, ni en 1993, lorsque Arafat et Rabin se sont tenus la main à Oslo. Aujourd'hui, je ne pense pas qu'une solution à deux États soit réaliste.
Les attaques du Hamas l'ont encore une fois démontré : cette organisation terroriste ne veut pas la paix, pas d'État d'Israël. Au fond, je ne vois donc plus qu'une solution à un seul État, avec Israël comme puissance de sécurité sur l'ensemble et avec une autonomie partielle des Palestiniens pour s'administrer. Même un État juif peut traiter les Palestiniens en tant que citoyens sur un pied d'égalité.»

Que voulez-vous dire?
«Ce que j'entends par vision globale, c'est un état où Israël possède le monopole de la force militaire pour se défendre à l'extérieur. Cependant, à l'intérieur, il y aurait une confédération avec une autonomie régionale. Je vous prie de m'excuser, je suis suisse.

Je pense à un "canton de Gaza" et à un "canton de Palestine" en Cisjordanie, ainsi que d'un "canton de Galilée", d'un autre le long de la côte méditerranéenne et d'un "canton urbain de Jérusalem".

Des parlements locaux et des institutions publiques marquées par des différences culturelles et religieuses seraient ainsi possibles.»

Quelle influence Jésus pourrait-il exercer dans des conflits tels que ceux en Ukraine ou en Israël ?
«Jésus n'exerçait pas de fonction politique et ne s'engageait pas dans la gouvernance d'État. Il instruisait à ses compatriotes un comportement éthique. Son activité en Galilée relevait davantage du domaine de la société civile.
Lorsque les choses ont pris une tournure politique, lorsqu'il a défié les forces de l'ordre juives à Jérusalem et la politique de l'État romain, on l'a tout de suite exécuté. Autrement dit, les chrétiens peuvent aligner leur action personnelle assez directement sur Jésus. Cependant, l'action politique ne peut être inspirée que par l'esprit du Ressuscité, par l'esprit de Dieu. C'est pourquoi l'Église a développé plus tard une théologie politique qui s'adresse aux pouvoirs séculiers. Elle a par exemple tenté de définir ce qu'est une guerre juste.
Même dans le développement moderne du droit international et du droit humanitaire, etc., on peut dire qu'ils portent en eux l'esprit chrétien.»

Qu'enseigne alors Jésus sur les conflits et les désaccords entre les hommes?
«Que nous devons nous efforcer de faire de la prévention, pour utiliser un terme moderne, et ce avant qu'un conflit ne survienne. »

Que signifie «prévenir des conflits»?
«Que nous devons, en temps de paix, pratiquer la compréhension et le respect envers autrui. Jésus enseigne le dialogue, nous encourage à rechercher la volonté de Dieu et à vivre pour la paix et la justice. Il s'attaque au mal à la racine en nous invitant à purifier les abîmes de l'âme. L'Église a associé l'enseignement de Jésus à l'éducation antique, puis a développé plus tard une tradition éducative humaniste. Progressivement, nous avons également appris à surmonter les hiérarchies injustes pour créer une société de plus en plus égalitaire. Tout cela relève de la prévention. Les chrétiens sont appelés à collaborer avec tous les hommes de bonne volonté. Cependant, une fois qu'une guerre a éclaté, il faut trouver des solutions aussi rapidement que possible. Jésus a montré l'exemple de la non-violence, mais surtout, il a recommandé la voie de la réconciliation.»

Comment cela fonctionne-t-il concrètement?
«Jésus a montré ce chemin lorsqu'il guérissait, encourageait de nouveaux départs et réintégrait les individus dans la communauté. Surtout dans les évangiles de Pâques, je suis toujours touché par la manière dont le Ressuscité, lorsqu'il apparaît, ne reproche rien à personne. Il a été victime de violence et apparaît ensuite avec les mots : "Que la paix soit avec vous !" C'est renversant ! Et déjà dans sa vie terrestre, Jésus cherchait toujours à faire des compromis. Il a dépassé les limites de sa famille, de son groupe social, de sa nation. Celui qui agit aujourd'hui dans l'esprit de Jésus cherche précisément à surmonter les distinctions vis-à-vis des étrangers et pense à long terme, pour toutes les personnes impliquées.»

Expliquez-nous cela.
«Dans les conflits sociaux, il arrive souvent que des groupes d'intérêt s'affrontent. Par exemple, nous, les chrétiens, et eux, les musulmans ; nous, les Allemands, et eux, les migrants. Divers groupes sont pris dans la méfiance et les stéréotypes.»

C'est donc aux politiques d'agir?
«Non, pas en premier lieu. La réconciliation uniquement au niveau politique est insuffisante. La politique ne peut que créer des conditions-cadre. La paix doit avant tout être instaurée au niveau de la société civile. C'est précisément là que l'être humain apprend à vivre au-delà de sa propre famille et de son groupe, au-delà de son propre parti et de son appartenance linguistique. C'est pourquoi la promotion des initiatives des citoyens libres dans ce domaine est si importante. C'est précisément là que le christianisme, avec son éthique universelle et son éducation des personnes, devrait intervenir.  C'est la meilleure prévention des conflits et aussi des guerres. Et l'État doit lui aussi investir dans les processus démocratiques à l'intérieur et ne pas seulement miser sur la militarisation et l'intimidation à l'extérieur.»

Interview: Gerd Henghuber

Auteur:

Né en 1965, il a grandi à Saint-Gall. Après des études de théologie à Fribourg et à Lyon, il travaille en paroisse avant d’entrer au noviciat jésuite d’Innsbruck. De 1994 à 1998, il œuvre comme aumônier d'étudiants à l'Université de Berne et dirige l'Akademikerhaus de Berne.

Le Père Christian M. Rutishauser sj a été provincial des jésuites de Suisse de 2013 à 2021. Il est entré dans la Compagnie de Jésus en 1992 et a été ordonné prêtre en 1998. De 2001 à 2012, il a été directeur du centre spirituel et de formation de la Lassalle-Haus/Bad Schönbrunn. Titulaire d'un doctorat en judaïsme et membre de la délégation des conférences épiscopales allemande et suisse et du Vatican pour les relations avec le judaïsme, il enseigne également les études juives à l'école de philosophie de Munich, entre autres. Depuis mai 2021, il est le nouveau délégué aux écoles et universités de la Province d'Europe centrale.

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