À quels défis de notre temps l’Œuvre jésuite internationale Jesuit Worldwide Learning basée à Genève est-elle confrontée? Alors que son rapport annuel 2022 vient de paraître, nous avons posé la question à son directeur exécutif, le Père Peter Balleis sj.
Père Balleis sj, rappelez-nous quel est l'objectif prioritaire du JWL?
Peter Balleis: «JWL permet aux jeunes vivant dans des communautés marginalisées et défavorisées, comme les réfugiés ou les populations indigènes, d'accéder à l'enseignement universitaire. Pour ce faire, le JWL a développé un d'apprentissage mixte en ligne et en présentiel -"blended eLearning"- en collaboration avec des universités accréditée et accréditantes. Le JWL souhaite contribuer à une transformation socio-environnementale par le biais d'un apprentissage global commun.»
Cela fait plus de 10 ans que vous êtes actifs en Afrique, en Asie, en Amérique latine et au Moyen-Orient. Qu’est-ce qui a changé depuis les débuts? Quels sont les nouveaux défis?
«C'est une vaste question. Il y a 10 ans, je travaillais pour le JRS, au service des réfugiés internationaux. C'est à cette époque qu'a été lancée cette initiative, désormais connue sous le nom de Jesuit Worldwide Learning, une œuvre de la province jésuite d'Europe centrale (ECE). Si l'on se concentre sur ce point en particulier, je dirais qu'il s'agit-là de la plus grande idée permettant aux réfugiés d'accéder à l'enseignement universitaire en ligne. Nous étions à l'époque des pionniers en la matière au camp de Kakuma, au Kenya, et de Dzaleka au Malawi. Ce concept s'est désormais largement répandu. Mais le JWL a continuer développé ces activités qui connaissent un vrai plébiscite. Depuis 2016, le nombre d'étudiants s'est multiplié, passant de moins de 200 à plus de 7000. Le nombre d'universités partenaires et de partenaires sur le terrain a également pris l’ascenseur. Le JWL a transformé l'idée en un modèle innovant.»
«Le monde est rempli de défis face auxquels l'éducation, telle que le JWL la rend possible, peut représenter une aide concrète, mais surtout une source d'espoir pour les jeunes marginalisés.»
En 2020, JWL a commencé à travailler avec des populations indigènes en Amazonie. Quels problèmes particuliers JWL a-t-il abordés?
«Nous avons reçu une demande de la mission Saint-Ignace à Lethem, en Guyane amérindienne, émanant d'un jésuite qui travaille sur place avec le peuple Wapashani, à la frontière avec le Brésil. Cela a donné lieu à une visite et à la création d'un centre d'apprentissage. Tous les jeunes apprennent l'anglais, mais pas suffisamment pour aller étudier loin de chez eux dans la seule université de la capitale, Georgetown. En outre, les familles n'ont pas beaucoup d'argent et les jeunes préfèrent rester vivre au sein de la communauté Wapashani: la perspective de partir étudier à l'université et de se sentir perdus dans la grande ville leur fait peur. Il existe deux programmes JWL qui aident les jeunes à progresser. Le programme Global English Language qui leur permet d'atteindre le niveau de compétence linguistique requis pour intégrer une faculté. Comme il y a très peu d'enseignants formés et que les diplômes d'enseignement secondaire ne sont pas exigés avant d’obtenir un poste, notre cursus Learning Facilitator de 6 mois destiné aux enseignants est très prisé et constitue une aide précieuse pour les établissements scolaires. Ce cours est certifié par l'Université catholique d'Eichstätt-Ingolstadt (KU). En trois ans, près de 50 étudiants ont déjà étudié avec la KU. A l’image de Kyle, un jeune étudiant Wapashani, qui est en troisième et dernière année de licence en développement durable, qu'il suit avec un grand intérêt et beaucoup de succès.»
Qu'est-ce qui attire les étudiants et comment s'intègrent-ils? Comment les jeunes des communautés marginalisées apprennent-ils l'existence du programme JWL?
«Les partenaires locaux jouent un rôle essentiel pour le modèle du JWL, qu'il s'agisse de la paroisse jésuite du Guyana, du JRS dans le contexte des réfugiés, de Fe y Alegria en Équateur et des institutions des provinces jésuites, qui travaillent auprès des jeunes marginalisés et des populations les plus pauvres. Au sein du Community Learning Center, le centre d'apprentissage communautaire, les jeunes apprennent à connaître JWL, peuvent utiliser des ordinateurs et Internet et, plus important encore, ils bénéficient de l'accompagnement des animateurs. Ils entendent parler de nos programmes et déposent leur candidature par l'intermédiaire du centre. Le groupe d’étude commun contribue à la réussite de l'apprentissage. Ensemble, les jeunes ont ensuite un impact sur la vie du village ou du camp de réfugiés.»
Pourquoi avoir lancé, en automne 2022, un programme préparatoire en sciences, technologies et mathématiques appelé Pre-STEM? A quelles besoins pressant ce programme répond-il?
Il forme les jeunes à une pensée ouverte et critique et les invite à se considérer comme des personnes responsables – Servant Leaders – au sein de leurs communautés. Il leur ouvre donc la voie vers un bachelor. Mais nous constatons généralement que, malgré leurs capacités, les plus défavorisés franchissent rarement le pas vers les sciences en raison d’un mauvais bagage scolaire de base. Notre objectif est donc de proposer une licence en sciences. La première étape pour y parvenir consiste à orienter le cursus de base en sciences humaines vers les sciences naturelles grâce à des cours d'algèbre, de physique, de statistique et d'astronomie. Les jeunes peuvent ainsi découvrir leurs talents, leurs intérêts et leurs passions avant d'entamer une licence. »
Quel rôle la pédagogie ignatienne joue-t-elle dans les cursus d'enseignement de JWL? Comment s'inscrit-elle dans les programmes alors que tous les étudiants ne sont pas de confession chrétienne?
«La grande majorité des étudiants du JWL ne sont effectivement pas chrétiens. Nombre sont musulmans, hindous, bouddhistes ou yézidis. Tous savent que JWL est une organisation d'inspiration chrétienne soutenue par les jésuites. Les talibans d'Afghanistan le savent aussi. Mais cela ne revêt pas d'importance puisque nous n'enseignons pas la religion chrétienne.
La pédagogie ignatienne n'est en rien un instrument de proclamation de la foi, mais une pédagogie inspirée de la vision chrétienne de l'homme et de l'expérience des Exercices spirituels.
L'animateur, ou l’accompagnant, joue un rôle très important dans le succès de notre apprentissage mixte – Blended learning. Cette approche ne nécessite pas un enseignant, ou un directeur, mais bien un accompagnant. Les cours en ligne sont élaborés selon les étapes d'apprentissage et d'enseignement de la pédagogie ignatienne, notamment l'observation du contexte, l'analyse, la réflexion qui mène à l'action et à l'évaluation. Les expériences de différentes formes d'apprentissage et d'enseignement en ligne, ainsi que nos propres expériences, ont démontré que l'intégration de certains éléments importants de la pédagogie ignatienne dans la structure des cours et de leur transmission représentait un facteur de succès déterminant. Ce n'est pas une question de technologie, mais de pédagogie.»
Dans de nombreuses régions, l’accès aux études est difficile, voire risqué pour les filles/femmes. Que met en oeuvre JWL pour favoriser leur intégration dans ses programmes?
«Sur les 7662 étudiants l'année dernière dans le monde, 54% étaient des femmes. JWL est très inclusif. La proportion de femmes est supérieure à 60% dans les pays islamiques, notamment en Afghanistan, où l'on s'attendrait justement au contraire. Cela est dû au fait que le JWL propose des programmes dans des contextes marginalisés du monde où les femmes sont particulièrement disposées à bénéficier de cette initiative car elles sont plutôt désavantagées ou exclues des autres systèmes d'éducation. La technologie d'apprentissage en ligne et hors ligne de JWL permet aux jeunes femmes afghanes de s'organiser en groupes d'étude à domicile. Elles ont tout ce qu'il faut sur leur ordinateur portable et n'ont besoin que d'Internet pour télécharger leurs devoirs. La technologie permet de faire tomber les barrières pour les femmes. Elle leur permet d'étudier en évitant les «radars de contrôle gouvernementaux» comme au Myanmar.
Il existe un autre défi, en particulier en Afrique, où plus le programme est long et académique, plus le proportion de femmes diminue, passant en-dessous des 50%; c'est déjà le cas pour le cursus de base et de la licence. C'est probablement lié à la culture et au contexte africain, comme au Soudan du Sud, où les filles sont tout simplement moins nombreuses à terminer l'école secondaire et à postuler ensuite auprès de JWL. Dans les camps de Kakuma au Kenya et de Dzaleka au Malawi, l'équipe sur place met en œuvre des programmes d'anglais spéciaux pour les filles afin de les encourager à poursuivre leurs études au sein de JWL.»