J’assume Électre des bas-fonds

À la suite de bien d’autres, la directrice du théâtre Le Reflet (Vevey) affirmait ‘assumer’ les risques pris. En l’espèce, il s’agissait du spectacle Électre des bas-fonds (Le Temps, du 3 octobre 2023). Mais le verbe assumer sert en de multiples autres circonstances. Tenues vestimentaires, stratégies commerciales, attitudes morales ou civile ‘border line’, bref, tout ce qui pourrait susciter réprobations est par avance exorcisé par ce verbe étonnant. Il n’en pose pas moins à mes yeux quelques questions fondamentales.

Assumer, c’est ‘prendre sur soi’, accepter par avance la responsabilité pour des événements risqués que l’on ne maîtrise pas tout-à-fait, déshérence du public attendu, réticence du chaland qui ne se reconnaît pas dans la stratégie commerciale, indignation conduisant à la répulsion plus qu’à la fascination de la société, ou plus immédiatement réprobation du milieu de vie. Ainsi, le recteur de la Grande mosquée de Paris, «ne voulant pas défiler à côté de personnalités qui passent leur temps à insulter les musulmans à la télévision», dit avoir ‘assumé’ son absence à la marche contre l’antisémitisme.

Rectifions la posture. Assumer, c’est la manière courante de vivre l’impératif que le philosophe Emmanuel Levinas pose comme fondement de l’éthique : la responsabilité pour autrui. Il ne s’agit pas simplement de la responsabilité envers autrui, à la manière de la société d’assurance qui vient au secours de la victime en indemnisant les dégâts causés à autrui; il s’agit, d’une manière plus exigeante, de se sentir responsable de ce que fait autrui. Pour Levinas, cette responsabilité prend sa source dans le visage d’autrui, symbole de la singularité de celui qui me fait face et me révèle ma propre singularité. (C’est la raison pour laquelle la ‘responsabilité pour autrui’ selon Levinas n’a rien de l’aliénation d’un esclave qui subit les conséquences sans en être la cause.)

‘J’assume’ suppose donc que je prenne la responsabilité non seulement des conséquences dommageables de ma décision (je réponds du résultat) mais également des réactions possibles de l’entourage ou de la société (je réponds de lui ou d’elle).

Ce qui suppose que je le connais bien. La piété catholique peut trouver dans le dogme de l’Assomption le fait que Dieu a assumé le risque d’une réponse négative de la part de sa créature.

Compte tenu du contexte culturel helvétique, je fais le pari que la directrice du Reflet entre effectivement dans ce type de responsabilité pour autrui. Mais je doute qu’aillent à la même profondeur tous ceux qui lancent un ‘j’assume’ irresponsable qui n’est qu’une forme de cynisme indifférent à l’opinion d’autrui; comme s’ils se prenaient pour Émile Zola lançant un ‘j’accuse’ en première page du journal l’Aurore (13 janvier 1898) lors de l’affaire Dreyfus.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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