Faut-il "tuer" le cléricalisme?

«Le cléricalisme, voilà l’ennemi». Léon Gambetta, se faisant «l’interprète des sentiments du peuple de France», dans l’enceinte de la Chambre des députés, lançait cette apostrophe le 4 mai 1877 à l’adresse des députés royalistes. Un siècle et demi plus tard, les chrétiens du diocèse de Liège, en Belgique, partageraient-ils les mêmes sentiments? On pourrait le penser aux vues d’une petite brochure qui circule depuis quelques semaines dans les milieux catholiques belges.

Signée par des prêtres, des laïcs et des religieuses du diocèse de Liège, ce libelle part d’un constat similaire à celui porté voici quelques années par le pape François:

L’Église catholique romaine est gangrénée par le cléricalisme qui est la source de ses maux principaux.

L’ennemi contre lequel le cléricalisme ajuste ses attaques n’est plus la République, comme à l’époque de Gambetta, mais l’Église. C’est manifestement un progrès.

Certes, le cléricalisme à la mode du XIXe siècle n’a pas totalement disparu; la revue Humanisme, du Grand Orient de France, le rappelle souvent. Et quelque dérapage verbal de Mgr de Moulin-Beaufort, président de la Conférence des évêques de France, prête le flanc à un tel jugement. Je pense à une formule qui semble littéralement tiré du Syllabus, cette liste des ‘erreurs modernes’ condamnées par le pape Pie IX en 1864. L’archevêque français aurait dit, concernant le secret de la confession, que les lois de l’Église sont au-dessus des lois de la République. La formule préférable eut été: la conscience personnelle du confesseur peut (en acceptant d’être éventuellement condamné par la loi et d’en subir les conséquences) en juger la légitimité. Cette formule eut été davantage conforme à la tradition chrétienne: la conscience prime sur l’autorité (qui demeure nécessaire, comme en témoigne Socrate face à sa condamnation par des lois illégitimes).

Quoi qu’il en soit du cléricalisme à l’ancienne dirigé contre la République, le cléricalisme dénoncé par les catholiques belges contre le fonctionnement clérical de leur Église conduit à des propositions radicales: pour éradiquer le cléricalisme, il suffirait de supprimer les clercs. Le cléricalisme disparaîtrait avec le clergé. On peut lire dans ce fascicule: «L’ordination des clercs, telle que proposée et vécue actuellement, est l’un des poids qui freine le dynamisme et le prophétisme de l’Église. Il est urgent de mettre en place une pratique plus authentique des communautés chrétiennes qui dépasse les barrières trop strictes d’une législation canonique témoignant de passés révolus et qui souvent font obstacle à l’Évangile croyant le servir…»

Inutile de rappeler les réactions indignées provoquées par ce texte (et pas simplement celle de Mgr Jean-Pierre Delvillle, évêque du diocèse de Liège). Nombreux furent les témoignages s’inscrivant en faux contre le libelle. Je ne parle pas non plus des nuances qu’il conviendrait d’apporter aux interprétations théologiques contenues dans le texte, même si elles font référence au regretté théologien Joseph Moingt, Père jésuite français, décédé depuis quelques années.

J’épingle simplement ici la naïveté qui consiste à croire que le cléricalisme ne dépend que de la manière d’associer une formation intellectuelle à un pouvoir institutionnel.

Le cléricalisme jaillit de toutes parts dès que l’on se laisse imprégné par l’idéologie de ceux qui, expert dans un domaine particulier (ici la théologie, là les sciences économiques, la psychologie ou la sociologie, ailleurs la biologie, la chimie ou l’astrophysique) prétendent dicter une politique.

La chose fut patente lors de la pandémie de la Covid-19. Platon voulait confier le gouvernement de la République aux philosophes; font la même erreur celles et ceux qui veulent confier l’institution ecclésiastique aux théologiens. C’est ce que j’aurais aimé lire dans le libelle des chrétiens du diocèse de Liège.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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