• Capture d'écran du journal de la RTS de la mi-journée du 18 septembre 2023

«Considérer la migration comme une chance»

Alors que la nouvelle année scolaire et académique vient de débuter, et que l’Église catholique célébrera ce 24 septembre la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié, le directeur du Service jésuite des réfugiés en Suisse, Christoph Albrecht sj parle de ces hommes et de ces femmes qui ont un jour tout quitté pour se reconstruire ailleurs. Il nous invite à prendre conscience de l’importance pour eux de pouvoir exercer leur métier ou poursuivre leurs études supérieures dans le pays d’accueil.

Ce qu'un être humain laisse derrière lui lorsqu'il s'enfuit

Les personnes qui se voient contraint de fuir leur pays le font en sachant qu'elles devront laisser derrière elles une grande partie de ce qui leur est cher. La perte des relations avec la famille et l'environnement social habituel représente souvent une lourde charge émotionnelle pour les personnes concernées. Parfois, cette perte ne se fait vraiment sentir que lorsque la personne qui a fui obtient l'asile dans un pays. C'est alors qu'en plein processus d'intégration dans leur nouvelle patrie, les anciens fugitifs se rendent compte que leur nouveau lieu de vie ne pourra jamais remplacer complètement leur pays d'origine.

Une rupture dans la vie professionnelle

Fuir implique de laisser derrière soi toutes les opportunités, les compétences et les latitudes d'action dont on dispose dans son environnement social, professionnel, économique, politique et écologique habituel. La plupart des réfugiés, une fois leurs nombreux mois, voire leurs années de fuite et de procédure d'asile derrière eux, alors qu'ils ont enfin obtenu un permis de travail dans leur nouvelle patrie, ne peuvent pas exercer la profession qu'ils exerçaient auparavant. Soit, ils sont contraints d'accepter n'importe quel emploi d'auxiliaire afin de ne plus dépendre de l'aide sociale, soit ils ne peuvent faire valoir leurs diplômes obtenus dans leur pays d'origine qu'après de longs processus de reconnaissance, des études supplémentaires et des examens. L'intégration professionnelle des réfugiés connait bien d'autres obstacles. Notamment pour ceux qui n'ont qu'un permis de séjour provisoire et qui doivent le renouveler chaque année. Ils intéressent peu les employeurs qui préfèrent engager des personnes dans des situations plus stables.

Mon professeur d'arabe, ce bénévole

J'ai rencontré mon professeur d'arabe en 2016 par l'intermédiaire d'un Syrien engagé dans le réseau de solidarité. À 45 ans, il avait fui le nord-est du pays parce qu'il devenait de plus en plus difficile de se procurer dans la capitale les médicaments dont il avait besoin de manière régulière. En tant que Kurde, il était devenu trop dangereux pour lui de faire tous les deux mois le voyage de deux jours à Damas. Il était de plus en plus surveillé. Lorsqu'un collègue de l’école dans laquelle il enseignait l'a informé qu'il figurait sur la liste d'un service de renseignement, ce professeur d’anglais a décidé de s'enfuir.

Il a dit adieu à sa mère, à ses frères et sœurs et à leurs familles. Adieu aux élèves, aux collègues de travail et au club de football local et il est parti.

Il arrive en Suisse en 2015. Trois ans plus tard, il reçoit une décision des autorités migratoires lui signifiant que sa situation ne lui permet pas d'obtenir le statut de réfugié. Il obtient un statut de séjour F (admis provisoirement pour des raisons humanitaires).
À ce jour, il n’a trouvé aucun poste de professeur d'anglais ou d'arabe. En raison de sa santé fragile, il ne peut pas non plus accepter un travail physiquement exigeant. Il s'engage alors comme bénévole dans un projet municipal de promotion de la mobilité à vélo, où il travaille cinq jours par semaine, mais ne reçoit aucun salaire et reste donc dépendant de l'aide sociale.

Un jeune père de famille éthiopien

Des histoires de vie comme celle de ce jeune père de famille éthiopien ne sont pas plus rares. Dans son pays d’origine, il n’avait pas pu suivre de formation. La situation politique tendue et les difficultés de sa minorité ethnique, l'avaient forcé à se réfugier au Soudan. Au bout de deux ans, la situation s’empirant et devienant insupportable pour lui, il poursuit sa route à travers le désert vers la Libye. Là-bas, sa vie est plus menacée que jamais. Arrivé en Suisse en 2014, il attend trois ans la réponse à sa demande d'asile, période durant laquelle il tombe amoureux d'une compatriote et devient père.

J'ai fait sa connaissance en 2017, lorsqu'il a été dirigé vers un centre d'hébergement d'urgence après avoir reçu une réponse négative l'invitant à quitter notre pays. Sa compagne – dont la demande avait également été refusée mais qui avait été affectée dans un autre centre – décide de se séparer de lui lorsqu'elle obtient un permis F et un travail d'aide-soignante.

Malgré sa situation démoralisante, il a continué à apprendre l'allemand de manière rigoureuse et persévérante, et s'est préparé pendant plus de cinq ans à sa demande de cas de rigueur. (1)  Durant cette période, il effectue les missions les plus diverses en tant que bénévole et, en partie, en tant que stagiaire dans le domaine des soins aux personnes âgées. Ayant enfin obtenu un permis de séjour au printemps 2023, il peut désormais occuper un emploi tout en apprenant le métier d'infirmier. Des perspectives professionnelles qui encouragent sa partenaire à envisager l'avenir ensemble. Ils prévoient désormais d'habiter en famille et d'élever leur fille ensemble.

Un politologue persécuté par le régime

Alors qu'il poursuit ses études à Varsovie, un étudiant turc est avisé qu’il doit, pour demander la prolongation de son visa, retourner dans sa patrie. Or, il sait par des amis que d’autres avant lui, de retour dans leur pays, ont subitement disparu. Il décide alors de demander l'asile dans un autre pays européen. Arrivé en Suisse, en vertu de l'accord de Dublin entre les pays de l'espace Schengen, notre pays veut le renvoyer en Pologne d’où il risque d'être extradé vers son pays d'origine. Par chance, l’expulsion ne se concrétise pas et l’étudiant s’attelle à apprendre notre langue. Il l’acquiert si aisément qu’il retient l’attention de l’université et décroche une bourse d’étude. Il peut désormais poursuivre son cursus universitaire pendant la durée de sa procédure d'asile; de précieuses années d'études peuvent ainsi être sauvées.

Chimiste et mère de quatre enfants

En 2015, une famille russe doit fuir des menaces douteuses alors qu'un policier est tué dans un mystérieux accident de voiture. En Suisse, confrontée au va-et-vient des tentatives de renvoi, à une procédure d'asile compliquée et en attente d'une décision du Tribunal administratif fédéral qui prendra plusieurs années, toute la famille est soumise à de fortes pressions. Grâce à différentes propositions, notamment de rejoindre le programme d'intégration universitaire, la mère, qui apprend l'allemand et l'anglais au prix de gros efforts, peut poursuivre ses études de chimie. À ce jour, elle a déjà reçu différentes offres du monde de l'industrie qu'elle ne pourra toutefois accepter que lorsque ses enfants seront un peu plus grands.

Renforcer les capacités plutôt que laisser fuir les cerveaux

Les quatre histoires de vies ci-dessus ne sont pas des exemples théoriques. Ils montrent à quel point les chances et les difficultés des personnes en fuite peuvent être différentes. Divers facteurs jouent un rôle dans la construction d'un avenir autonome. L'initiative personnelle, les forces psychiques, physiques et mentales, les liens familiaux et les responsabilités ne constituent qu'un aspect. Les barrières juridiques et économiques, mais aussi les programmes de soutien ciblés, ont eux-aussi une grande incidence.

La plupart du temps, les personnes qui ont fui souhaitent se débarrasser le plus rapidement possible de leur stigmate de réfugié pour mener une vie aussi normale que possible.

S'ils parviennent à se construire une existence ici et se souviennent ensuite de l'aide qu'ils ont reçue pour atteindre leur objectif, les conséquences seront certainement meilleures pour nous tous que s'ils doivent éprouver pendant des années le fait d'être traités ici comme des personnes de deuxième ou de troisième classe.

Nouvelle initiative de deux hautes écoles fribourgeoises

Ce qu’une femme ou un homme est dans son pays n’est pas un acquis, et peut ne valoir plus grand-chose une fois expatrié. En tant que pays d’accueil, il serait bon de se rappeler qu’un réfugié n’arrive pas sans savoirs ou sans bagages professionnels. Se souvenir qu’il n’est, à ce titre, pas si différent de nous, c’est avoir l’humilité de reconnaître que le statut de requérant d’asile ne fait pas de celui qui le demande un sot.

Donner aux réfugiés doués sur le plan académique la chance d'une vie dans laquelle ils peuvent développer et mettre à profit leurs points forts de manière judicieuse, c’est ce que permet par exemple, l’initiative de deux hautes écoles fribourgeoises. Grâce à un financement sur trois ans, l’Université de Fribourg et la Haute école de travail social de Fribourg élargissent les possibilités d’accès aux hautes écoles pour les personnes réfugiées. Avec le projet «Hérodote Plus», l’Université de Fribourg crée d’une part une procédure d'admission pour les personnes réfugiées avec un profil universitaire. D’autre part, l’offre passerelle «AlterEgauZ» de la Haute école de travail social permet de se préparer à des études de travail social. À terme, il est aussi prévu de l'étendre à d'autres domaines d'études de la HES-SO Fribourg. Plus d’informations sur le site www.unifr.ch

Voir également le journal de la RTS de la mi-journée à ce sujet du 18 septembre 2023: L'accès aux études pour les réfugiés

1. La loi sur les étrangers et l’intégration (LEI) et la loi sur l’asile (LAsi) prévoient à certaines conditions la possibilité de délivrer une autorisation de séjour à une personne de nationalité étrangère lorsque son renvoi la placerait dans une situation personnelle d’extrême gravité. (Source admin.ch)

Auteur:

Christoph Albrecht SJ

Christoph Albrecht, né à Bâle en 1966, a appris le métier de mécanicien dans sa jeunesse, puis a suivi des études d'ingénieur électricien HTL. Jésuite depuis 1989, Christoph Albrecht sj a œuvré deux ans comme professeur en Bolivie. Il a étudié la philosophie à Munich, la théologie à Paris et à Innsbruck où il a fait un doctorat sur Luis Espinal sj. Il a ensuite travaillé comme animateur de retraites spirituelles et de formations aux Exercies spirituels, mais aussi comme aumônier universitaire et aumônier auprès des réfugiés.

Christoph Albrecht sj est actullement le directeur du Service jésuite des réfugiés en Suisse, membre du groupe de coordination du réseau migrationscharta.ch, co-président du Solinetz Zürich et de Solinetze Schweiz, responsable de l'aumônerie catholique des Gens du Voyage en Suisse et du ministère jésuite auprès des réfugiés en Suisse, ainsi qu'administrateur paroissial pour la paroisse de Greifensee.

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