Son attitude vis-à-vis du texte grec met en évidence les ambiguïtés de cette option. Bèze possède indiscutablement un nom dans l'histoire du texte grec imprimé, ne serait-ce que parce qu'il appartient à la génération des pionniers. De plus, il a été à excellente école. Il eut comme précepteur Melchior Volmar, un des meilleurs hellénistes de son temps. Il rédige les Annotations à la demande de Robert Estienne, auquel nous devons parmi les plus belles impressions grecques du
XVIe siècle et qui est lui-même un chercheur de manuscrits très attentif. Enfin Bèze eut en main deux des plus remarquables manuscrits du Nouveau Testament, le Cantabrigiensis (ou Codex Bezae) et le Claromontanus, dont il connaît la haute antiquité. Or, en dépit de cela, il fait preuve d'une étrange timidité dans l'établissement de son propre texte. Il collationne avec soin les leçons divergentes, mais ne modifie pratiquement pas les textes imprimés d'Érasme ou d’Estienne, dont il connaît pourtant les faiblesses. De manière significative, faisant cadeau à l'Université de Cambridge du précieux manuscrit des Évangiles (le D de notre apparat moderne), il conseille de le tenir à l'abri des regards, par crainte du scandale que ses leçons divergentes par rapport aux textes publiés pourraient provoquer. De sorte que son prestige d'helléniste et de théologien renforce l'autorité d'une filière malheureusement médiocre, le Textus Receptus des Elzévirs.
Difficile traduction
Sa traduction latine soulève des problèmes analogues. Dans la préface au lecteur, il fait l'éloge de la littéralité et de la constance dans la traduction. Le même terme grec doit être rendu par le même équivalent latin car, dit-il, le "Saint-Esprit n'use pas indifféremment d'un certain vocabulaire". Dans une lettre à Bullinger, il dit vouloir s'éloigner aussi peu que possible de l'ancienne version, la Vulgate, ne voulant pas céder aux hardiesses d'un Castellion ou d'un Érasme. Or, de fait, Bèze paraphrase, use de nombreux synonymes et se trouve beaucoup plus près de la traduction prolixe d'Érasme que de la concision de la Vulgate. Il recherche avant tout la clarté et l’univocité de la traduction et ne veut laisser aucune place à l'ambiguïté doctrinale. Cette tendance s'accentue au fil des éditions.
Ce goût pour la clarté et la précision est en corrélation avec ses conceptions théologiques profondes. Si l'on prend les principaux adversaires des Annotations, Origène, Érasme et Castellion, on les retrouve unis, quelles que soient par ailleurs leurs différences, dans ce qu'on pourrait appeler un évangélisme spirituel. Tous trois estiment que l'Écriture n'est pas toujours claire, et surtout pas saint Paul. Elle a besoin d'un éclairage spirituel pour être comprise. Éclairage qui est donné par l’enseignement de Jésus-Christ lui-même, le Sermon sur la Montagne notamment, qui est une clef de l'Écriture. Avec lui est donnée la pleine lumière de la Révélation, qui fait apparaître l'Ancienne Alliance comme le temps des ombres. Il faut donc combattre une lecture "juive", charnelle, des Écritures au profit d'une lecture nouvelle, spirituelle, seule digne d'un chrétien.
Bèze, à l'inverse, insiste sur l'unicité des deux Testaments. Il n'y a qu'une Loi, parce qu'il n'y a qu'une volonté de Dieu, pleinement révélée dès l'Ancien Testament et dont la Bible est l'expression limpide. Le Christ n'est pas venu apporter une loi nouvelle, encore moins une justice supérieure à l'ancienne, mais révéler l'iniquité d'une humanité incapable d'obéir à la loi de sainteté et devant mettre son unique espoir dans la miséricorde gratuite du Père.
Les développements fouillés de Bèze sur la loi mosaïque comme loi judiciaire, politique, rituelle et morale repose en dernière analyse sur sa théologie de la prédestination. Dans les Questions et Réponses chrétiennes et, de manière plus visuelle, dans les Tabelles de la prédestination, Bèze pose comme fondement de sa dogmatique, la liberté absolue et l'immutabilité de la volonté divine. La loi est l'expression de la volonté de Dieu, mais lui-même reste totalement libre de destiner certains hommes au salut pour manifester sa miséricorde et les autres à la damnation pour manifester sa justice. Décision prise de toute éternité, par décret divin, "ante praevisa merita". Il n'y a pas à insister sur une loi nouvelle, le Christ n'ayant pas abrogé l'ancienne et le Père ne pouvant avoir deux volontés.
Cela explique la relative indulgence de Bèze à l'égard du "pélagianisme" d'Érasme. Il dénonce moins chez lui la confiance humaniste dans la capacité du chrétien à vivre selon la loi que toute théologie qui met en cause le monergisme divin dans la réalisation du salut. C'est le pélagianisme théorique qui est son premier adversaire. Il s’inscrit ainsi dans la suite d'un augustinien du XVe siècle, Thomas Bradwardine, que Savile va éditer pour la délégation anglaise au synode de Dordrecht (1619) où la doctrine prédestinationniste de Bèze triomphe : est pélagien tout ce qui limite la causalité universelle de la volonté et de la justice divines.
C'est à la suite de la polémique avec Bolsec sur la prédestination, à Genève en 1551, que Bèze a systématisé en un strict parallélisme la théologie de la double prédestination sous une forme qui deviendra la caractéristique du calvinisme postérieur. Il rédige les Tabelles au moment même où il travaille à Lausanne à la rédaction des Annotations sur le Nouveau Testament. Elles lui servent de référence théologique dernière.
De leur côté, les commentateurs catholiques de l'exégèse ont reproché à Bèze non pas le "philosophisme" de sa méthode mais le côté doctrinaire. Pierre Coton, confesseur d’Henri IV, met en évidence dans Genève plagiaire ou les dépravations des Bibles de Genève les modifications que subissent les traductions genevoises en fonction des convictions calvinistes. Par exemple, "Dieu veut sauver certains hommes" (quosvis homines), là où le grec donne *pantas, "tous les hommes" (1 Tm 2,4). Même si, en ce qui concerne l'épître aux Romains, ces gauchissements ne sont pas aussi évidents, il est certain qu'au fil des années le texte des Bibles genevoises, depuis le NT latin de Bèze de 1556 jusqu'à la Bible française de 1598, montre un rapprochement croissant avec la ligne d'interprétation fournie par le commentaire de Jean Calvin.
Jill Raitt parle même, à ce propos, d'un effondrement du principe scripturaire à la fin du XVIe siècle. Sola Scriptura devient synonyme de conformité aux Ordonnances de l'Église de Wurtemberg pour les luthériens, de conformité au Catéchisme et à la Confession helvétique postérieure en ce qui concerne les réformés. Le poids du dogme ecclésial est devenu déterminant dans l'interprétation biblique.
En effet, pour Bèze, la doctrine de l'Église réformée ne saurait être en contradiction avec l'Écriture, c'est le postulat de base de sa dogmatique. De surcroît, sa méthode exégétique favorise l'identification de la doctrine ecclésiastique avec le texte biblique. Bèze s’inscrit dans la tradition des Lieux Communs. Celle-ci remonte, au-delà de Calvin et de Luther, à Philippe Mélanchthon.
On a pu dire que la première dogmatique protestante était toute entière une dogmatique de l'épître aux Romains. On sait le rôle qu’a joué ce texte dans la vie de Luther. On connaît moins l’enthousiasme de Luther pour les Loci Communes (1521) de Mélanchthon, ouvrage qu'il estime "digne du canon des Écritures". Mélanchthon les avait composées pour lui servir de guide dans son cours sur l'épître aux Romains. Il s'agit, au départ, d'une collection de thèmes de l'épître disposés de manière systématique de façon à préciser les idées avant d'aborder les difficultés du texte. Telle est la base de la méthode des Lieux: on part du concept, on aborde ensuite la lettre. Équipé de la Bible et des Lieux Communs, estime Luther, le jeune théologien n'a plus à craindre ni homme ni diable.
Calvin présente également son Institution chrétienne (1536) comme une mise en forme et une "digestion" de la doctrine chrétienne qui permet ensuite au lecteur d'avancer aisément dans la compréhension des textes bibliques. Bèze, lui-même, propose à ses étudiants de commencer par sa Confession de foi ou l'Institution de Calvin et de garder constamment à l'esprit ces points de doctrine pour ne pas errer dans l'interprétation. Après quoi, seulement, ils peuvent s'imprégner du texte biblique, le lire et le relire.
La méthode des Lieux va du connu au moins connu, du sûr au moins sûr mais, toujours, elle commence par l'épître aux Romains, qui est comprise comme un résumé de la doctrine chrétienne. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes dans l'interprétation de textes divergents. Le principe corrélatif Scriptura sui ipsius interpres -l'Écriture interprète d'elle-même- entraîne dans ce cas la prédominance de l'épître aux Romains non seulement sur la lecture de l'Ancien Testament mais aussi du Nouveau. Par exemple, dans la parabole dite du «jeune homme riche» (Mc 10, 17-31), Calvin et Bèze doivent réinterpréter les propos de Jésus en fonction de la doctrine de la prédestination: ce riche n’est pas devant un choix de vie, le Christ ne fait que de lui dévoiler son hypocrisie et son avarice. Les chapitres 8-9 des Romains sont pour Bèze le cœur de l’épître et servent de clef de lecture pour les autres textes évangéliques.
Érasme, suivant Origène, voit en saint Paul le docteur mystique, monté au septième ciel, où il a vu des mystères ineffables, ce qui explique l'obscurité, les formules contradictoires, la richesse foisonnante de ses exposés. À l’inverse, pour Bèze, Paul est non seulement le modèle du théologien mais également un maître de logique. Son plan de l'épître aux Romains est parfaitement élaboré. Bucer, Bullinger, Mélanchthon ne voient dans l'épître qu'un seul thème, la justification par la foi seule, développé dans les trois premiers chapitres; le reste contient essentiellement la réplique à des objections présentées par les Juifs ou les païens. Pour Calvin, il existe un deuxième thème, la prédestination, qui reste cependant subordonné au premier; l'épître est un discours, développé selon les lois de la rhétorique judiciaire. Pour Bèze, il s'agit d'une somme dogmatique parfaitement construite. Elle comprend d'abord l'exposé d'une thèse: la loi ne justifie pas, c'est la grâce qui le fait. Elle est aussi la source de deux corollaires: la sanctification et finalement la paix (chapitres 1 à 8). On passe ensuite à la deuxième partie, qui explique la cause du salut, le décret de prédestination, origine aussi bien de la justification que de la réprobation (8, 34-11, 36). Enfin, dans les chapitres 14 à 16, saint Paul détaille les conséquences concrètes pour la vie chrétienne selon les deux tables de la loi : devoirs envers Dieu, devoirs envers le prochain. Dans le plan de Bèze, le chapitre 9 est le pivot de l'épître : de la description du salut, on monte à ses causes ("ascendit ad causas"), puis on redescend aux conséquences. De ce fait, le chapitre 9 est également la somme du christianisme, on s'en rend encore mieux compte en lisant l'Excursus sur le chapitre 9, le De praedestinationis doctrina qui développe le sujet.
Cette perspective s'harmonise fort bien avec la pensée d'Aristote, le philosophe de la cause première. Bèze introduit son enseignement à l’Académie de Genève, dont il prend la tête en 1558. Il est entré en contact avec lui par l'intermédiaire de Mélanchthon. Le praeceptor Germaniae est décidément un grand inspirateur théologique, ses Loci communes influencent l'exégèse, ses Erotemata dialectices, consacrés à la logique aristotélicienne, structurent la dogmatique.
C’est ainsi qu’à la fin du siècle, à Genève comme à Wittemberg, règne une scolastique aristotélicienne, telle qu'elle avait été vulgarisée par Cicéron et diffusée par Mélanchthon. Les disciples de Bèze à l'Académie genevoise, Lambert Daneau et Antoine de Chandieu, dénoncent d’un côté sévèrement la théologie médiévale dominée par Aristote mais, d'autre part, ils saluent dans le Stagirite le maître du syllogisme et du juste raisonnement. Daneau reprend même la tradition du Commentaire des Sentences, le livre de base de l'université médiévale, et tente d'améliorer le programme de Pierre Lombard en perfectionnant la synthèse d'Augustin et de saint Paul qu’il visait.
À la base de ce développement paradoxal, on trouve le besoin de certitude. Pour Bèze et ses successeurs, l’opposé de la foi, c'est le doute. Ils combattent chez les philosophes grecs l'"académisme", c'est-à-dire, la mise en question systématique de toute chose. Ils approuvent par contre la dialectique, qui est l'art de bien raisonner et d'éliminer les sophismes. Elle est nécessaire à la théologie, car ils voient dans l’hérésie essentiellement une faute contre la logique. De même, en matière biblique, ils combattent l'interprétation symbolique qui prête à confusion et ruine l'autorité de l'Écriture. En exégèse comme en dogmatique, ce qu’ils recherchent c’est la juste méthode, qui permette d'aboutir à des résultats assurés et convaincants.
Nous sommes loin de l'enthousiasme du début du siècle, quand l'humanisme européen rêvait d'une réforme de la théologie par la connaissance des bonnes lettres et le retour aux sources de l'antiquité chrétienne. La diffusion biblique a multiplié les interprétations et favorisé les confessions divergentes. À Rome comme à Genève, on contrôle de plus en plus sévèrement l'édition et l'interprétation de la Bible. Ce n'est plus d'ouverture dont on a besoin mais de certitude. De la science, certes, de l'érudition biblique, mais soigneusement encadrées par la doctrine ecclésiale.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent les éditions successives des Annotations sur le Nouveau Testament de Théodore de Bèze. L’Institution chrétienne de Jean Calvin avait fixé la doctrine, la Discipline ecclésiastique de 1541 avait "dressé" l’Église genevoise. Il fallait maintenant un texte biblique sûr et savamment commenté pour conforter la foi des fidèles. Le savoir exégétique vient en appui de la doctrine. C’est précisément ce que Robert Estienne demande à Bèze en 1552. Et ce que celui-ci va s’efforcer de réaliser au cours du labeur de toute une vie.
L'entier de la thèse: Théodore de Bèze, exégète