Musicien, facteur d’orgue, architecte et... lauréat de l’UNESCO par Pierre Emonet sj
Le pays des Chiquitos s’étend sur près de 100'000 km2 aux confins de la Bolivie et du Paraguay, entre le Rio Grande à l’ouest et le Haut Paraguay à l’est. Immense ondulation de forêts et de pâturages, entrecoupée par des cours d’eau généreux en période de pluie et désespérément absents en saison sèche. Car le climat y est tropical. En 1730, quelque 10'000 habitants peuplent cette vaste étendue: des Indiens Chiquitos sédentarisés depuis quelques années et regroupés dans sept villages ou reducciones. Organisés selon un système collectif qui les met à l’abri des colons espagnols ou portugais, ils vivent de leur agriculture. Leur langue est difficile, sans règles bien définies, et leur prononciation si précipitée qu’il est bien difficile de les comprendre. Avec cela doués comme point d’autres pour la musique.
Le 30 août 1730, le village de San Rafael est en fête. La jeune communauté fondée par deux jésuites 29 ans plus tôt accueille en grande pompe le Père Martin Schmid. L’homme est grand, solide, encore jeune, il a 36 ans. Particulièrement robuste, il sort indemne d’un voyage éprouvant qui a eu raison de plusieurs de ses compagnons. Les Chiquitos qui lui font fête ce jour-là sont loin de se douter que le Père Martin allait hisser leur village perdu au rang des célébrités mondiales. Plus de deux siècles plus tard, en 1990, l’UNESCO inscrira l’église de San Rafael à l’inventaire du «patrimoine culturel de l’humanité».
Sa joie, la mission
Martin Schmid est né à Baar près de Zoug le 29 septembre 1694 dans une de ces bonnes familles bourgeoises de Suisse centrale. Après avoir fréquenté le collège des jésuites de Lucerne, il entre dans la Compagnie de Jésus en 1717 à Landsberg (Bavière). Après son noviciat, il poursuit sa formation en Allemagne du Sud et en Autriche jusqu’à l’ordination sacerdotale. C’était l’époque de la Conquista, de la grande épopée missionnaire. Comme tant d’autres, Martin s’est porté volontaire pour partir vers les Indes Occidentales. Sa candidature retenue, destiné à la mission du Paraguay, il se met en route sans même jeter un regard en arrière, se contentant d’écrire à sa mère le jour même de son départ pour prendre congé d’elle: «Maintenant je suis au nombre des chanceux qui vont être envoyés dans le nouveau monde pour y travailler à la gloire de Dieu et au salut du prochain. C’est bien là ma chance, ma grande joie, mon unique but et le point où depuis toujours tendent mes désirs et mes souhaits.»[1]
Le chemin du nouveau monde a été long. Quatre ans de routes aventureuses, d’attentes épuisantes, de navigations chahutées pour apprendre finalement deux leçons essentielles: la patience et la confiance en Dieu. Les imprévus et les contretemps n’ont pas manqué. De 1726 à 1728, le blocus des côtes par la marine anglaise l’a immobilisé deux ans à Séville. Longue et éprouvante attente dans une chaleur insupportable pour les gens du Nord. Martin en profite pour apprendre l’espagnol. Observateur attentif des us et coutumes des Sévillans, ses remarques ne manquent pas de piquant. En bon suisse alémanique le Zougois n’apprécie pas trop ces Andalous négligents et si peu méthodiques. Manque de souplesse de sa part? Le chemin de l’inculturation risque d’être encore long!
Cet arrêt forcé révèle un trait essentiel de son caractère. Cet homme actif et polyvalent est capable de faire confiance à Dieu, d’accepter les événements sans trop grande contrariété et de mettre à profit les circonstances les plus adverses. «Ce que Dieu fait est bien fait», avait-il l’habitude de dire. Ce calme de fond, cet abandon lui permettront de mener une vie «toujours plaisante et heureuse». Ce qui explique, en partie du moins, sa force tranquille et la stupéfiante santé physique et psychique dont il a toujours bénéficié.
De cadix à Buenos Aires
Après deux ans d’attente, l’avant-veille de Noël 1728 trois navires quittaient enfin le port de Cadix à destination de l’Argentine. Les deux premiers, le Saint Bruno et le Saint François, emportaient 60 Jésuites et des soldats envoyés occuper Buenos Aires; sur le plus petit, le Saint Martin (20 canons seulement), voyageaient 12 Franciscains et un Dominicain. Le 2 avril, après une longue traversée, le Saint François pouvait enfin jeter l’ancre dans le port de Montevideo et avant de remonter le Rio de la Plata jusqu’à Buenos Aires, où il abordait le 15 avril, un vendredi saint. Les passagers ne purent débarquer que quatre jours plus tard, le 19 avril, une fois calmés les vents contraires.
Le responsable de la Province du Paraguay, le Père Herran, destinait Martin Schmid à la région des Chiquitos. Après deux mois d’un repos bien mérité pour se mettre de la longue traversée, une imposante caravane de 58 Jésuites et 45 charriots tirés par quatre bœufs se mettait en marche pour gagner Cordoba (Province de Tucuman) à plus de 200 kms: 35 jours de voyage à travers une région guère peuplée. Sous bonne garde, tout un troupeau de bœufs et de chevaux suivait, véritable boucherie ambulante destinée à alimenter les trois feux où étaient préparé séparément les repas des Jésuites, des guides et cochers, des gardiens du bétail. Les moments de prières, la lecture durant les repas, toutes les bonnes habitudes étaient de rigueur et rythmaient la journée jusqu’au couvre-feu.
À Cordoba, Martin Schmid n’était pas au bout de ses peines. Il lui restait encore quelques 800 kms à parcourir pour arriver à destination, chez les Chiquitos. Au passage, à Potosi, il se fit construire un orgue par un spécialiste, dont il suivit le travail au point de pouvoir le pratiquer à son tour. Arrivé au printemps à Santa Cruz de la Sierra, les pluies qui inondaient la région l’obligèrent à patienter encore. Retiré au collège des Jésuites, il en profita pour apprendre la langue et les coutumes des Chiquitos. La belle saison venue, il put enfin poursuivre son voyage.
San Rafael, où Martin Schmid est enfin arrivé, est un village jeune et peu développé. Doué, pratique, vigoureux, le Père Schmid se met tout de suite au travail. Outre le ministère habituel de tout prêtre missionnaire, deux domaines l’occupent, la musique et la construction. Car c’est d’abord pour enseigner la musique qu’il est venu chez les Chiquitos. «Si j’ai la chance d’être envoyé dans cette mission, c’est grâce surtout à mes connaissances musicales. Je comprends aujourd’hui pourquoi la divine Providence a disposé que je reçoive des cours de musique déjà durant ma jeunesse. Je dois faire de ces Indiens non seulement des chrétiens pieux et dévoués, mais aussi des musiciens. L’importance de ce projet est bien connue dans toutes les autres missions. Les Indiens ont une disposition naturelle toute particulière pour la musique.»[2]
Luthier et facteur d’orgue
Encore fallait-il offrir à ces artistes-nés des instruments de musique. Sans se laisser arrêter par la difficulté, le Père Martin, génial bricoleur, va s’improviser facteur d’orgues, luthier, fabricant de trompettes, fondeur de cloches... après avoir conçu et réalisé les outils dont il aura besoin. «Les supérieurs m’ont chargé d’introduire la musique dans ces missions et d’y construire des orgues et des instruments de musique pour que les indiens puissent aussi louer leur Dieu et Seigneur avec de la musique. J’ai aussitôt commencé à donner des cours de musique aux enfants indiens qui savaient déjà lire. J’ai aussi fabriqué toutes sortes d’instruments de musique sans l’avoir appris autrefois en Europe, et même sans y avoir pensé. La nécessité et le manque de maître ont fait de moi un artiste. Actuellement chaque village a son orgue, plusieurs violons et violoncelles en cèdre, clavicordes, épinettes, harpes, trompettes. Je les ai tous fabriqués moi-même et j’ai enseigné aux enfants indiens à en jouer.»[3] … « Je suis missionnaire parce que je chante, je joue et je danse.»[4]
Martin Schmid n’est pas seul. Tant s’en faut. Il travaille en étroite collaboration avec un autre jésuite originaire d’Europe centrale (Bohème), le Père Johann Mesner. Ensemble ils fondent un conservatoire de musique et une manufacture d’instruments. Les commandes affluent et les villages de toute la région leur envoient des élèves. Mais encore fallait-il disposer d’un répertoire pour les cours de musique. Qu’à cela ne tienne. Schmid et Mesner se mettent à l’ouvrage. Ils composent dans le style baroque de l’époque toute une série de pièces pour instruments et pour chœurs. Un catalogue provisoire répertorie 32 pièces vocales de Schmid dont certaines sont encore jouées.[5]
Le Père Schmid n’est pas l’initiateur de ce genre de mission. D’autres compagnons jésuites ont ouvert le chemin en enseignant la musique aux Indiens et en composant ä leur intention des pièces de haute qualité. Les œuvres de Domenico Zipoli sont bien connues.[6] Martin avait découvert sa musique à Cordoba au cours de son voyage vers la Chiquitania en 1729. Il avait aussi beaucoup entendu parler du Père Anton Sepp, un de ses confrères tyroliens décédé en 1733. Principal organisateur de la vie musicale dans les Reducciones des Guaranis au Paraguay, incroyablement doué pour le chant, le violon, la flûte, le clavecin et l’orgue, il avait fondé bien avant Martin Schmid une école de musique.
Génial bâtisseur
L’étonnant Père Martin n’est pas seulement un musicien doué et un habile fabricant d’instruments. Ingénieux comme peu d’autres, il s’improvise horloger. C’est lui qui répare ou fabrique avec des moyens de fortune les sabliers et les cadrans solaires qui vont rythmer la vie des reducciones. Pour ses confrères qui doivent voyager de nuit il invente un sablier de poche et un merveilleux petit instrument qui leur permet de lire l’heure à partir du mouvement des constellations de la Croix du Sud.
Plus que ses talents musicaux et ses inventions horlogères, c’est surtout grâce à son œuvre architecturale que Martin Schmid est passé à la postérité. Aux Indiens, qui vivent dans des cabanes de fortune, sans aucune notion de construction, il enseigne peu à peu à dessiner, peindre, à utiliser le gypse, à travailler le cuivre, à forger le fer, à faire de la menuiserie. Il leur enseigne à se servir de divers outils, leur montre comment travailler avec l’argile, utiliser un tour de potier, à créer des récipients et toute sorte de vaisselle.
Dès 1745, il se met à bâtir des églises pour les villages chiquitos. Architecte, entrepreneur, chef de chantier, sculpteur, peintre, doreur, il construit les églises de San Rafael, de San Javier et de Concepción. Il dote celles de San Miguel et de San Ignacio d’autels baroques extraordinaires qui n’ont rien à envier aux plus prestigieux monuments qui les ont manifestement inspirés.
Toutes ses églises sont conçues sur le même plan. Une architecture extérieure standard: un corps de bâtiment aux larges auvents appuyés sur de belles colonnes torsadées, sculptées d’une pièce dans un tronc, façade peinte, élégant campanile de bois, bâtiments annexes formant des cours très décorées aux allures de cloîtres. Il se lance même à fondre des cloches pour ses églises. L’intérieur réserve une vraie fête baroque: la nef et les bas-côtés abondamment peints et décorés, les confessionnaux, la chaire, le maître-autel et les autels latéraux flamboient sous les dorures où des miroirs et des éléments de mica éclatent de joie. L’exubérance et la riche imagination de l’artiste semblent se concentrer sur le tabernacle, toujours très grand, et le retable où l’on retrouve immanquablement les saints chers à la Compagnie de Jésus: saint Pierre à droite, saint Paul à gauche, saint Ignace de Loyola au centre, saint François Xavier et d’autres patrons qui inspiraient la dévotion des Chiquitos. Des petits anges ailés sont perchés sur les corniches de la nef, virevoltent sur l’autel, grimpent sur la chaire, se rassemblent autour du tabernacle, animant tout l’espace, le peuplant d’une vie merveilleuse et aimable. Les sacristies recèlent, aujourd’hui encore, de vrais trésors: personnages de crèche, statues aux membres mobiles pour dramaturgies liturgiques, objets de culte en argent massif, etc.
L’UNESCO a inscrit les églises de Martin Schmid au patrimoine culturel de l’humanité où le jésuite suisse se trouve en bonne compagnie avec les architectes des pharaons!
La stupidité des Bourbons a mis un triste terme à la belle aventure du jésuite zougois. Victime de leur hystérie anti-jésuite, Martin Schmid, 73 ans, a été arrêté en 1767 et brutalement expulsé de Bolivie après 40 ans passés au service des Chiquitos.[7] Bousculé et maltraité au cours d’un interminable voyage de cinq mois, il est déporté vers le port d’Arica pour y embarquer à destination de Carthagène (Colombie) où il reste six mois, jusqu’au 11 mai pour naviguer vers La Havane (Cuba) où il reste jusqu’au 29 juin avant de lever l’ancre en direction de Puerto Santa Mar (Cadix) où ils arrivent le 31 août 1769.[8] Au terme de quinze mois d’emprisonnement, au début de l’automne 1770 il a été autorisé à partir pour l’Italie (Gêne et La Spezia). Par l’Autriche et la Bavière (Augsbourg) au terme d’un éprouvant voyage de trois ans, Martin Schmid (75 ans) a finalement retrouvé son pays d’origine en 1771 qu’il avait quitté 44 ans plus tôt. Martin Schmid meurt au collège de Lucerne le 7 mars 1772.
[1] Lettre du 11 juillet 1726. La correspondance de Martin Schmid a été publiée par le P. Dr Rainald Fischer: P. Martin Schmid SJ 1694-1772. Seine Briefe und sein Wirken. Verlag Kalt-Zehnder-Druck, Zug 1988.
[2] Lettre à sa famille du 3 mars 1730. On se souvient du film Mission de Roland Joffé qui illustre bien cet aspect de la pédagogie missionnaire des jésuites.
[3] Lettre du 17 octobre 1744 à son frère Franz Schmid, capucin.
[4] Lettre du 10 octobre 1744 au P. Schummacher.
[5] On trouve quelques pièces composées par le Père Martin Schmid sur les disques de la collection Les Chemins du baroque. Le 3 décembre 1991, lors de l’inauguration de l’église de San Javier, une messe polyphonique pour chœurs et orchestre de Martin Schmid, la Misa de San Javier, a été interprétée.
[6] Des œuvres de Zipoli sont publiées en CD dans la collection Les Chemins du baroque.
[7] Les anciennes missions des jésuites seront confiées aux franciscains qui y poursuivront une pastorale plus classique. De nos jours, les principales églises construites par Martin Schmid ont été admirablement restaurées grâce aux études de l’architecte zurichois Hans Roth et à la collaboration technique du frère jésuite suisse, Sepp Herzog.
[8] Quelque 2273 jésuites ramenés des missions transitèrent dans les prisons espagnoles entre 1767 et 1769. Près de 500 autres seraient morts en cours de route.