• «L'argent de César», par Rubens, entre 1600 et 1640 © Wikimedia Commons

Rendez à César ce qui est à César

Un Internaute me reproche à période plus ou moins régulière –et systématiquement quand j’aborde une question touchant l’économie politique– de tomber dans le culte de la productivité. «Vous sacrifiez tout, écrit-il, à la rationalité instrumentale», avant d’ajouter dans sa dernière contestation: «Rendez donc à César ce qui est à César si vous voulez rendre à Dieu ce qui est à Dieu.»

J’épingle ce dernier reproche, qui me semble immérité, car il interprète la parole de Jésus dans les Évangiles à la manière des idéalistes de tous les temps (disons pour être plus précis, depuis Platon), comme s’il fallait se dégager de la matière pour accéder à l’idée, spécialement l’idée de bien –identifié alors au Dieu chrétien. Rendre à César ce qui est à César consisterait donc à se débarrasser des responsabilités de ce monde –en particulier du monde économicopolitique– pour accéder à l’univers bienheureux où nous ne serons plus alourdis par les contingences matérielles. L’oiseau de minerve (la chouette, symbole de la philosophie et de la sagesse) ne se lève qu’à la tombée du jour (une fois libéré des activités prenantes de la journée) affirmait déjà la sagesse grecque dans cette ligne de pensée.

Cette sorte de manichéisme qui oppose deux univers, l’un matériel, l’autre surnaturel, imprègne toute la culture occidentale, y compris dans les pensées qui se prétendent matérialistes. Karl Marx, en une sorte d’eschatologie dont il se voulait le prophète, n’opposait-il pas le ‘Royaume de la liberté’ (à venir, bientôt, lors du ‘grand soir’) au ‘Royaume de la nécessité’ qui est actuellement celui des rapports sociaux de production, rapports d’exploitation aliénante.

Le réalisme chrétien s’inscrit en faux contre cette posture de séparation

(les experts parleraient avec un sucre d’orge dans la voix, de dualisme) qui me semble être celle de l’Internaute qui me conteste. Certes, on peut toujours opposer le ‘Royaume des cieux’ (à venir) à la ‘vallée de larme’ (actuelle), et charger l’imaginaire de franchir avec des mots consolants l’abîme qui sépare ces deux mondes. Mais ce serait oublier que ‘l’image visible du Dieu invisible’, comme dit l’apôtre Paul en parlant de Jésus, a été déchirée par la mort du Christ. Il n’y a donc plus à imaginer un arrière-monde réel (celui du Dieu de la foi) caché derrière la surface apparente des événements vécus dans l’économie et la politique par le Jésus de l’histoire.

Tout cela ne serait qu’une vaine élucubration théologique si le corollaire pratique n’en était pas justement très pratique. Le corollaire en est la valorisation de la logique de César. Ou, pour épingler ce que je crois être le fond de la réprobation de mon contradicteur, la dimension parfaitement valable de la rationalité instrumentale. Je suis contraint de revisiter ici la distinction célèbre opérée par le sociologue Max Weber entre d’une part la manière d’agir en fonction d’un objectif (qui est le propre de la rationalité instrumentale, celle de l’économie qui choisit les moyens les plus aptes à produit l’effet escompté, disons celle du monde présent), et d’autre part la manière d’agir en fonction des valeurs (qui est le propre de la rationalité que le célèbre sociologue qualifie parfois de substantielle, disons celle du monde idéal, ou divin). Comme le montre l’expérience quotidienne, ces deux manières d’agir ne peuvent pas être séparées.

L’idéal n’est pas l’arrière-monde du contingent.

Georges Bataille faisait remarquer que la rationalité instrumentale, qui conduit actuellement le système économique capitaliste à utiliser une bonne part du surplus qu’il engendre pour accroître ce surplus, n’est qu’une manière historiquement contingente de détruire la ‘part maudite’ comme il dit, cette exubérance fournie par la nature. Ce ‘luxe’ ne relève pas de la ‘gratuité’ (supposée religieuse); il procède, lui aussi, de l’organisation politique (de César). Bref, ce n’est pas en oubliant César que l’on peut gagner le Royaume de Dieu.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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