Quoicoubeh! Quésako?

Pour une fois, l’anglicisme ne triomphe pas! Si j’en crois le Temps (juin 2023) le mot qui a émergé cette année –et règne dans la cour des écoles– c’est le mot Quoicoubeh. Ce mot n’a aucune signification, et cependant il a un sens, disons une fonction sociale. S’il lui fallait absolument trouver une origine, ce serait peut-être dans le ‘quoi ?’ bien français, décomposé en cou-A, qui engendre une suite alphabétique: cou-B (et pourquoi pas cou-C, ce qui donnerait Qoicoubehcouceh), comme si c’était le début d’une série dans le genre «j’en ai marre, marabout, bout de ficelle, selle de cheval… etc.». Pour autant que cette étymologie soit satisfaisante, il faudrait écrire ‘cou-A/cou-B’, le tout prononcé le plus rapidement possible. Mais cela n’a aucune importance puisque le mot n’a volontairement aucune signification.

Mais il a une fonction. Dans la pratique, il vise à se moquer, soit d’un camarade non initié, soit –ce qui est beaucoup plus jouissif– d’un adulte qui, à un bout de phrase incompréhensible, demande quoi? On répond alors Quoicoubeh. Ce mot, dit le journaliste du Temps, fonctionne «davantage comme un piège tendu à son interlocuteur». Il a été mis à la mode, paraît-il, par TikTok, mais qu’importe ! «Jeu verbal aussi futile que répandu» ajoute le journaliste. Non. Il n’a rien de futile, d’autant plus que son ressort est l’ironie, c’est à dire une rupture de relation sociale.

Si Quoicoubeh n’a pas de signification, il a un sens.

C’est un moyen «de détourner le langage pour saper l’autorité avec une pointe d’ironie», reconnaît le journaliste. C’est ainsi qu’il sert à se distinguer non seulement de l’autorité, mais également du commun, les camarades qui ne sont pas initiés, bref à montrer que l’on n’est pas comme les autres. Les linguistes diraient que Quoicoubeh a une fonction phatique, c’est à dire dont le seul but est d’entrer en contact, et donc de sélectionner les interlocuteurs fréquentables, pour se séparer des autres qui ne sont pas initiés. Ainsi la banadūrâ (tomate) libanaise est impossible à prononcer par les Palestiniens qui prononcent banadôrâ.

Cette fonction phatique est essentielle dans la vie sociale. C’est le genre ‘allo’ souvent utilisé au téléphone, l’abracadabra des magiciens, ou même encore le ‘comment ça va?’ qui n’interroge pas sur la santé du partenaire mais sur sa capacité à entendre. Ces expressions conventionnelles permettent de distinguer –en fait de mettre à part– ceux et celles avec qui on peut s’entendre –et donc qui sont fréquentables– et les autres. Cette sélection est par excellence la fonction du symbole dont le but est de distinguer les amis des ennemis, les membres de la secte des profanes, les copains qui connaissent le truc des adultes qui ne le connaissent pas. L’exemple archétypal se trouve dans le ‘Livre des juges’ (Bible) au chapitre XII, où l’on voit les gens de Galaad distinguer les gens d’Éphraïm en leur faisant prononcer le mot shibboleth (épi).  Les gens d’Éphraïm, incapable de prononcer le ‘sh’, prononçait sibboleth, prononciation qui les trahissait, ce qui leur valait une condamnation à mort.

Tout cela ne relèverait que des jeux de mots si cette manie de se reconnaître par des formules arbitraires n’était pas le propre des dérives sectaires qui ouvrent la carrière de toutes les formes de communautarisme, depuis le bizutage des étudiants et étudiantes jusqu’à la violence perpétrée contre un bouc-émissaire, en passant par le harcèlement contre certains camarades de classe porteur d’un détail de visage, de peau, de prononciation ou de comportement.

L’antidote –que je propose non seulement aux écoliers amateur du Quoicoubeh, mais surtout aux pasteurs, aux prêtres, et à tous les responsables d’Églises– est de s’efforcer à parler le langage de tout le monde, sans chercher à se distinguer par des formules ‘techniques’ou des prononciations distinctives. Le journaliste du Temps en a fait paradoxalement l’expérience; il rapporte que, utilisant l’expression Quoicoubeh lors d’une enquête sur ce sujet dans la cour d’une école, il s’est entendu répondre: «il faut le prononcer plus vite», avant que son petit interviewé ne remette en cause l’intérêt d’un article dans Le Temps sur le sujet. (Ce que je ne ferai pas.)

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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