Pardonner n’est pas généreux, pardonner est nécessaire

Citant le psychologue Gustave-Nicolas Fischer, une chroniqueuse du Temps de mai dernier, titre son propos Pardonner n’est pas généreux, pardonner est nécessaire. L’explication donnée en est: «Après une agression traumatisante, on peut soit s’enfermer dans le ressentiment et ‘mourir à soi-même’, soit gracier son agresseur et renaître à la vie. Il n’y a pas de demi-mesure.»

L’enjeu est bien posé: mourir ou renaître. De plus, il est bien situé: non pas sur le plan moral (la générosité) mais sur le plan existentiel (la nécessité). Tout médecin qui aurait lu Georges Canguilhem verrait dans cette thérapeutique la traduction de la ‘santé’: non pas «le fonctionnement de l’organisme dans le silence des organes» comme la définissait Claude Bernard, mais «la capacité pour l’organisme de réagir aux infidélités du milieu». Certes, parler d’‘infidélité du milieu’ pour désigner une ‘agression traumatisante’, cela est un peu léger. Mais l’idée y est.

J’épingle le propos. Certes, je souscris pleinement au diagnostic, l’agression traumatisante qui appelle un retour à la vie humaine – c’est à dire, s’opposant au ressentiment qui enferme en soi-même, à des relations qui fassent droit à la liberté de tous les partenaires. Je souscris également à la pharmacopée présentée comme nécessaire (pardonner). Néanmoins, j’ai du mal à croire que cela soit humainement possible. Car le pardon est un don parfait, c’est dire qu’il n’attend rien en retour, pas même une gratification. Quant à en attendre la guérison du ressentiment…

La libération d’un enfermement en soi-même, c’est un pari dont le succès nous échappe.

Comme le remarquait Jacques Derrida, seule l’impardonnable appelle le pardon. Pour le reste, on classe dans la catégorie ‘pardon’ ce qui n’est que oubli, explication, compréhension, relativisation et finalement disparition de l’horizon de conscience. Ce qui n’empêche pas le traumatisme de miner en sous-main la vie de la victime.

Sans même parler du christianisme qui a fait du pardon la pierre angulaire autant de sa pratique que de sa prière de référence, le Notre Père, nombreux sont les philosophes qui ont traité du pardon. Je pense à Vladimir Jankélévitch qui, après l’horreur nazie, au milieu du siècle passé, souligne, après bien d’autres, que le pardon, aussi sublime soit-il, est impossible. Nécessaire et impossible. C’est effectivement l’expérience quotidienne, sans même que l’on puisse parler d’‘agression traumatisante’.

Car la vie personnelle, familiale, sociale, professionnelle fourmille de ces multiples ‘agressions’ qui, sans toujours être spectaculaires, agressent notre bon sens, notre bien-être et l’image de soi-même. Et lorsque le visage du coupable n’apparaît pas à nos yeux, nous accusons ‘le système’, ‘le gouvernement’, ‘la Direction’ ou à défaut le créateur, Dieu lui-même qui, dans ce contexte, vient en aide à notre incroyance.

À la suite du personnage d’un roman de Dostoïevski qui se reconnaissait coupable de toutes les fautes de l’humanité, le philosophe Emmanuel Levinas répondait à ce paradoxe du pardon à la fois nécessaire et impossible; il faisait remarquer que le véritable enjeu est de reconnaître Dieu dans le visage d’autrui, disons plus simplement d’accepter que les motivations d’autrui –y compris pour les actes qui nous agressent– restent un mystère inaccessible à notre compréhension. ‘Inaccessible’, c’est bien le défi lancé à notre modernité qui veut «qu’impossible n’est pas français».

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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