• Jane Birkin à l'inauguration du Jardin Gainsbourg en 2010 @ Wikimedia Commons/Jane Birkin/Olivier Pacteau

Libre oui, mais libre de quoi?

Les journalistes et les chroniqueurs en mal de qualificatif pour faire l’éloge des vertus d’une star, d’une écrivaine, d’une femme politique, d’une scientifique, ou d’une sportive, se rabattent sur ce mot quasiment inusable: liberté. Le peintre, le comédien, le politicien, le metteur en scène qui frappe l’imagination par ses œuvres est un être qualifié, dans les médias, de ‘libre’. Et le public en est tout esbaudi! Le décès de Jane Birkin au mois de juillet dernier a fourni l’occasion de répéter ce poncif sur toutes les chaînes et dans tous les journaux. On se garde bien de préciser: libre de quoi?

Tant que le ‘quoi’ reste indéterminé, la liberté n’est qu’une abstraction.

Paul Éluard a écrit en 1942, lorsque son pays était occupé par une armée étrangère, un poème fameux qui fait de la liberté un maître-mot: «Sur mes cahiers d’écolier, sur mon pupitre et les arbres, sur le sable sur la neige, j’écris ton nom…» Ici, pas d’ambiguïté sur le ‘quoi’ dont il faut se libérer. Pour les Révolutionnaires de 1789, c’était de la tutelle des rois et du clergé. Pour les artistes de tous les temps et de tous les pays, c’est de l’académisme qui tend à reproduire ‘ce qui a marché’, c’est à dire à se soumettre à ‘ce qui a été trouvé beau’ dans les temps passés ou aux USA. Dans l’esprit ‘libéral de gauche’ des journalistes d’aujourd’hui, Jane Birkin s’est sans doute libérée du ‘qu’en dira-t-on ?’ des âmes bien pensantes. C’est que laisse penser le jugement porté par le sociolinguiste Philippe Blanchet dans le journal Libération: «Jane Birkin se foutait des normes linguistiques qui sont des normes sociales.»

Marx, Freud et Nietzsche, ces ‘maîtres du soupçon’ comme les qualifiaient Paul Ricœur, nous interdisent de planter ainsi la liberté comme une chose facile à repérer devant les yeux du journaliste. Le plus souvent, le journaliste croit discerner quelque part la liberté parce que ce qu’il voit est le reflet de la façon de voir, d’évaluer et d’agir de son milieu. Contre cette soumission aux conditions économiques, psychologiques et sociobiologiques du journaliste, je pense plus vraie la formule d’Aragon:

«L’absolue liberté offense, déconcerte…»

Non pas qu’il s’agisse d’un idéal moral de l’artiste, mais simplement comme un constat banal où se mélange du meilleur et du pire. Car il ne suffit pas de choquer pour créer du neuf, ni même pour être libre.

Pour le peintre Jean Bazaine, la liberté de l’artiste (et peut-être Jane Birkin en était-elle une) se conquière par un travail permanent de libération des idées et des manières de faire préconçues qui ‘préformatent’ son esprit. Et ce travail dure toute la vie. Son résultat est un ‘cadeau offert aux vieux artistes méritants’ dit Bazaine. Offert, car la liberté du créateur (artistique, technique ou politique), tout comme la ‘théologie’, n’a pas d’objet. Il s’agit bien d’un ‘don’, d’une grâce séculière pourrait-on dire. Car la liberté, comme Dieu, ne peuvent pas être placé à l’extérieur de soi; ils ne sont pas détachables de celui ou de celle qui le vit, le pense et le sent intérieurement. La ‘conscience de soi’ n’a pas plus d’objectivité.

Morale de l’histoire: attribuer à Jane Birkin ou à tout autre artiste la qualité général et difficile à contester «être libre» n’a de sens que pour le journaliste en mal de qualificatif, qui ne fait pas l’effort de préciser de quoi l’artiste s’est libéré. Si Jane Birkin s’était libérée de tout, elle aurait été d’une transparence inconsistante. Le journaliste qui utilise ce poncif se révèle ici comme un nouveau clerc qui sournoisement distille –et plus habituellement veut transmettre, voire imposer– ses propres goûts, idées ou sentiments.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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