La dangerosité de la pensée congelée

Une formule chère aux ambassadeurs français des années 1920 contenait sept mots, bien rassurant: «Il est urgent de ne rien faire». J’ai l’impression que cet aphorisme domine aujourd’hui, peut-être plus chez les ambassadeurs français, mais partout ailleurs, notamment en Suisse, en particulier chez les élus des Chambres fédérales. Je ne suis pas seul à le penser, puisqu’un chroniqueur du joural Le Temps, Yves Petignat, développant une Libre opinion parue le samedi 11 décembre 2021, fait le constat suivant en évoquant le résultat décevant de la COP 26: «L’urgence écologique, la nouvelle vague de covid, l’inconnu dans nos relations avec l’Union européenne, l’incapacité à dégager une stratégie dans les assurances sociales, les retraites ou l’assurance maladie, semblent avoir interdit aux Suisses et aux Suissesses de se projeter dans l’avenir.»

J’épingle ce constat parce qu’il reflète l’attitude opposée à celle de la modernité, posture que Blaise Pascal avait épinglée dans une de ses célèbres Pensées: nous nous projetons tellement dans le futur, nous nous identifions tellement aux bienfaits attendus dans l’avenir que, dit Pascal,

«nous disposant toujours à être heureux, il est fatal que nous ne le soyons jamais».

La logique financière -où la valeur future conditionne la valeur présente- incarne parfaitement cette logique moderne. À l’inverse, aujourd’hui, dans ce climat de postmodernité, le présent nous congèle dans une attitude frileuse.

Cette posture figée, qui nous tétanise sur la situation présente, qui immobilise la pensée et interdit d’avancer, qui a peur du moindre ébranlement, bloque tout changement et nous incruste dans nos manières de faire habituelle. C’est une perversion de l’attitude qui fut moderne face au risque. Au XVIIIe siècle, Étienne Bonnot de Condillac définissait le risque comme

«l’éventualité d’un dommage dans l’espoir d’obtenir un gain».

Cet espoir d’obtenir un gain est le ressort de toutes les avancées techniques, scientifiques, entrepreneuriales et politique. Il demeure -heureusement- dans l’esprit de quelques audacieux. Mais il semble avoir déserté l’esprit de nos dirigeants et de la masse de nos concitoyens. (Les deux sont liés; car nos dirigeants ne veulent pas prendre à rebrousse-poil leurs concitoyens.) L’espérance de gain étant écarté, il ne reste plus que l’éventualité du dommage, que l’on veut neutraliser à tout prix.

Dangereuse est cette pensée congelée; mais je la comprends. Car la complexité de la vie sociale d’aujourd’hui, consciente de la multiplicité des logiques et des intérêts contradictoires cachés sous la moindre décision, interdit de penser à une solution idéale, une sorte de contrat social gagnant-gagnant comme disent les commerciaux. Il n’empêche que la politique suppose le courage de mécontenter quelques-uns, quitte à perdre quelques voix aux prochaines votations, pour faire gagner l’intérêt général.

Newsletter

Das Magazin „Jesuiten“ erscheint mit Ausgaben für Deutschland, Österreich und die Schweiz. Bitte wählen Sie Ihre Region aus:

×
- ×