• Le jésuite suisse Jean-Blaise Fellay, historien de l’Église @ SJ-Bild/Céline Fossati

Jean-Blaise Fellay sj: «La peur du sexe conduit à ces horribles abus»

À la lecture du rapport de l’Université de Zurich, le prêtre Jean-Blaise Fellay sj ose sortir des discours convenus. A la lumière de l’histoire et de son expérience, il explique pourquoi les abus sexuels sont devenus systémiques au sein de l’Eglise catholique dans un entretien avec Laure Lugon Zugravu pour le journal Le Temps.

À 82 ans, Jean-Blaise Fellay, jésuite de la communauté Notre-Dame de la Route à Villars-sur-Glâne (FR) et historien de l’Eglise, porte un regard sans concession sur les abus sexuels au sein du catholicisme. Il dénonce un mal systémique qui prend ses racines dans l’histoire de l’institution.

Le Temps: Les conclusions de ce rapport vous étonnent-elles?
Jean-Blaise Fellay sj:
«Hélas, non. J’ai moi-même d’abord sous-estimé ce problème, croyant qu’il s’agissait de cas individuels avant qu’ils ne m’apparaissent d’une ampleur systémique. C’était dans les années 1990 et j’étais directeur du Centre interdiocésain de formation théologique, où je travaillais avec les futurs séminaristes à une formation psychologique. Je me suis alors rendu compte que beaucoup manquaient de maturité, sur leur sexualité notamment. Nous avons tenté de mettre en place des modules pour sonder l’équilibre affectif des gens. En 2016, j’ai quitté cette activité sacerdotale et, une année plus tard, deux directeurs de séminaires m’ont menacé de plainte pénale car j’avais dit dans une interview que la préparation n’était pas suffisante pour contrer les abus sexuels. J’ai alors réalisé que les évêques savaient ce qui se passait, mais étaient terrorisés. Ils ne se seraient pas gênés pour dénoncer un prêtre qui, par hypothèse, aurait commis un hold-up, mais n’osaient pas toucher à un prêtre ayant abusé d’un enfant. Car le malaise était plus profond. Tout le corps épiscopal a un problème avec la sexualité.»

Comment l’expliquer?
«Depuis des siècles, le christianisme n’a jamais réussi à se débarrasser du manichéisme qui assimile le corps au mal. A contrario, plus on est spirituel et désincarné, plus on est saint. Dans l’histoire de l’Eglise, ce n’est qu’après le Concile de Trente (1545-1565) que le célibat des prêtres a commencé à s’imposer pour devenir la règle au XVIIIe siècle, avec la création des séminaires et le port de la soutane. Certains papes de la Renaissance avaient encore des femmes et ne s’en cachaient pas. Ainsi, le pape Borgia par exemple a fêté le mariage de sa fille en grande pompe au Vatican. En 1968, l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI va causer un tort énorme en proscrivant les moyens contraceptifs. Le clergé craignait une sexualité débridée. Ce faisant, il a diabolisé encore davantage le corps féminin.»

Sauf que les abus sexuels portent essentiellement sur des mineurs et non sur des femmes adultes!
«C’est probablement parce que la sexualité explicite fait plus peur que la sexualité cachée avec des enfants. C’est odieux, mais il faut comprendre les racines de cette confusion: dans le manichéisme, pour que le mal existe, il doit s’incarner. Cette incarnation passe par la femme. Elle devient ainsi la porte du mal. Et ce, depuis les cathares. L’Eglise n’a toujours pas réussi à extraire l’ascétisme et ses dérives qui traversent le christianisme depuis ce temps-là. Et sa misogynie en est une autre expression.»

L’étude démontre que la majorité des abus sont d’ordre homosexuel. Pourquoi, selon vous?
«D’une part, parce que, au XXe siècle, beaucoup de prêtres ont quitté le sacerdoce pour se marier. La part d’hétérosexuels a donc diminué, ce qui explique qu’il y ait davantage de victimes masculines. D’autre part, à une époque où l’homosexualité était stigmatisée et taboue, il était plus facile à un jeune homme de dire à ses parents qu’il entrait au séminaire plutôt que de faire son coming out. Je pense que de nombreux gays ont vu dans le célibat de la prêtrise une protection sociale.»

Mais pourquoi les prêtres concernés s’en prennent-ils à des innocents plutôt que de vivre cette homosexualité entre eux?
«Je pense que pour beaucoup, celle-ci est refoulée. Aussi voient-ils moins d’implication morale à la vivre à la marge, sur des victimes innocentes, plutôt que de l’assumer avec des adultes. A mon sens, ces abus sexuels systémiques sont la conséquence d’un gigantesque refoulement qui ne permet pas d’empoigner le problème.»

Raison pour laquelle des diocèses vont jusqu’à faire disparaître des preuves?
«Oui, ils souffrent d’une culture du secret, pas d’ignorance. Les supérieurs religieux sont eux-mêmes terrorisés et ne veulent pas en parler.

J’ai vu des évêques tétanisés devant des rapports sur leur bureau, n’osant pas les toucher comme s’ils allaient se brûler au contact de documents peccamineux.

Issus de ce monde conservateur et craintif, les auteurs des abus sont eux-mêmes incapables de ressentir quelque chose à l’égard de leurs victimes, ils ne font que s’apitoyer sur eux-mêmes. Même après des condamnations, on a réussi à détruire des preuves, comme pour perpétuer le secret.»

Que devraient faire les autorités ecclésiastiques pour que cessent ces abus?
«Au niveau théologique, elles doivent se débarrasser de l’exigence de spiritualité désincarnée –voir l’homme comme un ange déchu, au mépris de la théorie de l’évolution– qui les empêche de prendre en compte la réalité humaine, avec ses besoins physiologiques. En les niant, l’Eglise a promu la sexualité au rang de toute-puissance, un genre d’idole dont elle a peur et qui fait énormément de victimes. L’Eglise doit aujourd’hui admettre la sexualité et la relativiser. Une amie, éduquée chez les religieuses, m’a dit un jour: «Les sœurs m’ont tellement mise en garde contre la sexualité que j’ai fini par croire que c’était quelque chose d’important.» Le mal se nourrit de la peur. Et la peur du sexe conduit à ces horribles abus. Je suis soulagé que l’omerta soit enfin levée.»

À son propos:

Né en 1941, entré chez les jésuites en 1961, spécialiste de l’Histoire de l’Église, était engagé comme directeur spirituel au Séminaire diocésain du Diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg et au Séminaire diocésain de Sion. Le Père Fellay a été rédacteur en chef de la revue culturelle choisir, directeur du centre interdiocésain à Fribourg, professeur à l'Institut Philanthropos et responsable du programme de formation du domaine de Notre-Dame de la Route à Villars-sur-Glâne.

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