• "Un parti politique mené par une intelligence artificielle au Danemark" © capture d'écran, sujet de BFMTV sur YouTube

Entre l’administration des choses et le gouvernement des êtres humains

Dans une interview parue dans Le Figaro-Madame du 3 juin 2023, l’essayiste Marc Dugain, évoquant les difficultés de la fonction présidentielle, épingle «Les Gafam, profondément libertariens, [qui] rêvent d'un monde où le politique serait entre leurs mains». L’argument des Gafam, aux dires de l’interviewé, serait que la révolution numérique et l’Intelligence artificielle (IA) sur laquelle elle débouche présentent de nets avantages politiques sur les atermoiements et le court-termisme des politiciens et politiciennes soumis au dictat de la prochaine échéance électorale. Je constate que, si cela devait arriver, serait accompli l’idéal d’Auguste Comte et des positivistes: remplacer le gouvernement des humains par l’administration des choses.

Je m’inscrits évidemment en faux contre cette prétention technocratique qui semble ignorer à la fois les limites de l’IA et les conditions réelles de la vie politique. Car l’IA intègre déjà des présupposés politiques dans les algorithmes élaborés par leurs concepteurs et dans le choix du corpus de données mises à la disposition du système. Les techniques d’information et de communication, alliées aux puissants outils électroniques, appliquent déjà à l’État des ‘modèles’ cohérents conçus par des techniciens. Ces modèles technocratiques transcrivent sans discernement ces ‘modèles’ en lois, décrets, règlements, procédures, protocoles, rubriques, qui visent tous, théoriquement, «la performance dans la sécurité».

Or, ce type de fonctionnement a deux effets pervers.

D’abord il traduit les décisions politiques en ‘langage-machine’. Pour cela il convertit la description des tâches, fournie par les politiciens et politiciennes, en formulations univoques et chiffrées – les seules utilisables par la machine. Les modèles réduisent ainsi la diversité de l’expérience humaine à une logique unidimensionnelle. Ensuite – second effet pervers – ces modèles interdisent a priori les écarts entre l’activité modélisée et l’activité réelle. Comme le souligne un expert: «Sous le terme ‘anomalies’ ces écarts font de la procédure un diktat au nom de la perfection formelle du modèle.»

Du coup, domine dans le monde politique ce que les anglo-saxons nomment la compliance, qui est le fait de se soumettre strictement – littéralement complaire –, se plier aux injonctions, normes et règles édictées par une instance qui surplombe le citoyen. Cette manière de faire transforme le politique –activité humaine particulière menée par des personnes singulières qui ont chacune leur expérience spécifique et leur sensibilité– en «schéma rationnel, mécanique et froid». En visant le meilleur niveau d’équilibre possible entre la maîtrise de l’environnement, les coûts directs et indirects, les délais, la qualité, la sécurité, etc. cette manière de faire, à l’image d’un lit de Procuste, impose un formalisme qui contraint l’être humain, car il ne s’adapte jamais parfaitement aux réalités particulières du pays.

Face à cette perspective de cauchemar, j’entrevois un contre-pied heureux dans la remarque tirée d’une chronique parue le même 3 juin 2023 dans le journal Le Temps: «Dire oui un jour et non le lendemain sur le même sujet, selon qu’on est chef de parti ou ministre, et gagner pour cela des galons de politicien respecté: c’est le miracle des institutions suisses.» J’aimerais pouvoir en dire autant de tout autre système démocratique.

(voir le reportage de BFMTV SUR https://youtu.be/vmpALU1iQ50)

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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