« Deviens ce que tu es »

La publication de l’ouvrage de la philosophe hongroise Agnès Heller Une éthique de la personnalité (Calmann-Lévy 2023) me donne l’occasion d’épingler un impératif qui plaît beaucoup aux jeunes d’aujourd’hui: «Deviens ce que tu es». D’emblée, on investit cette formule de tout l’individualisme charriée par la culture postmoderne, comme si ma seule préoccupation et mes seules occupations devaient se résumer à cultiver mon ‘Moi’, moi profond, diraient certains, moi qui peut être généreux, créatif, plein d’empathie, mais qui n’est en fait que le désir que mon entourage me regarde.

Le mérite d’Agnès Heller est d’inscrire cette formule, à la manière d’aujourd’hui, dans une éthique pensée en dehors des grands idéaux et des autorités transcendantes (Dieu, la Tradition, le charisme d’un leader, le Bien universel). En s’appuyant sur Nietzsche (qui reprend la formule) et Søren Kierkegaard (arrière-grand-père de l’existentialisme), Agnès Heller montre (merci Kant) que cette formule peut s’inscrire dans une éthique à prétention universelle. C’est ce qu’elle appelle ‘l’éthique de la personnalité’.

Il n’est pas besoin d’aller chercher très loin pour découvrir que sous le mot ‘personnalité’ il y a l’idée de ‘personne’. Or la personne, – à la différence de l’individu – a conservé son vieux reflet de ‘persona’, le masque que portaient les comédiens de l’Antiquité pour permettre au spectateur de distinguer immédiatement le rôle de chacun. Ce qui rappelle le constat banal fait par l’Allemand Lothar Baier qui avait passé sa vie à répondre à la question: qu’est-ce qu’une identité? La réponse qu’il donnait est bien connue: l’identité est une adresse, au sens postal comme au sens psychologique; c’est là où l’on peut être ‘touché. Bref, l’identité est une fonction sociale, tout en reflétant le caractère personnel de chacun. Le mot personnalité est donc ambivalent. On est une personne tout en ayant une personnalité. L’identité, ce que je suis, ce que tu es, reflète donc la position et l’empreinte de chacun dans son milieu, là où il est reconnu.

Or le milieu évolue. Certains résistent à cette évolution, croyant ainsi sauvegarder leur identité fuyante. (On s’identifie à un lieu, à un quartier, à une région, à un pays, à un métier, à une entreprise, tels qu’on les imagine, idéalisés, dans le passé, immobiles pour l’éternité). C’est pourquoi les esprits chagrins, dont je suis, dirons qu’un tel impératif ‘deviens ce que tu es’ justifie tous les conservatismes. Je reste donc peu convaincu de la pertinence de la formule. Car, avant d’être utilisée – tronquée – par Nietzsche, la formule ‘deviens ce que tu es’ fut émise par le par le poète grec Pindare (cinq siècles avant Jésus-Christ) qui eut soin de préciser: «mais apprends d’abord à savoir qui tu es». Cette question préalable – de bon sens – posée depuis la nuit des temps, n’a jusqu’à aujourd’hui jamais trouvé de réponse définitive. C’est heureux ! Car si je savais ce que je suis, je n’aurais de cesse de figer ma personnalité dans un conservatisme qui m’interdirait toute adaptation et toute volonté de changer mes conditions de vie.

C’est pourquoi j’inverserais volontiers la formule qui deviendrait alors: ‘sois ce que tu deviens’ plutôt que ‘deviens ce que tu es’. Apprendre à devenir serait alors l’impératif postmoderne pour toute personnalité qui a conscience de baigner dans le monde liquide où l’humanité présente est immergée.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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