Délit de blasphème

Le mot blasphème recouvre des réalités changeantes. Ce qui implique une utilisation politique délicate –c’est un euphémisme– laquelle utilisation politique, pour tout dire, devrait être bannie, y compris dans les textes législatifs et réglementaires.
En effet, pour Wikipédia qui sert aujourd’hui de référence «La notion de blasphème désigne à l'origine le fait de ‘parler mal de quelqu'un, injurier, calomnier’; elle prend progressivement un sens plus restreint pour ne plus concerner que l'injure appliquée au fait religieux.» Les synonymes du mot ne sont pas davantage stabilisés: insulte envers une divinité, juron, sacrilège.

La polarisation religieuse du mot blasphème, son orientation vers une divinité conduit logiquement à vider le mot de sa signification lorsqu’est postulée l’inexistence de la divinité ou l’absence de chose sacrée. Comment peut-on insulter un être qui n’existe pas, ou profaner ce qui n’est pas sacré? Un incroyant peut-il blasphémer? Non.

Il peut choquer les croyants, ce qui n’est pas la même chose, même si ce fait conduit les politiciens à tenir compte.

Conséquence: seuls les pays où règne une religion d’État –ou encore, seuls les pays qui considèrent sacrée la personne du souverain, du chef de l’État, du drapeau, ou de n’importe quel symbole de l’unité nationale ou sociale (pour faire bonne mesure, certains ajoutent dans la liste le drapeau et la flamme olympiques)– peuvent légitimement établir un délit de blasphème. Dans ce cas, la blasphème limite la liberté d’expression: «Dans les mondes musulmans, le sacré prend le pas sur la liberté» (Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques à l'université de Tunis). Partout ailleurs où la liberté de conscience et de culte est établie (c’est un droit humain proclamé par l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ONU, Paris 1948), on ne peut pas interdire légalement ce que certains citoyens qualifient de blasphème.

C’est la raison pour laquelle les pays occidentaux déplacent la question en la plaçant généralement sur le terrain de l’offense au sentiment d’une communauté religieuse ou de la communauté nationale. C’est ainsi que, face à l’épidémie de ce geste hautement symbolique (brûler publiquement le ‘saint Coran’, voire le limer avec une rappe à fromage) le Danemark a cherché à restaurer un équivalent de délit de blasphème. Le ministre danois de la Justice, Peter Hummelgaard, a qualifié le fait de brûler le Coran:

«Acte fondamentalement méprisant et antipathique».

Je partage ce jugement qui l’honore, mais il ne peut pas justifier la législation envisagée.

Le problème se redouble lorsque ce qui apparaît méprisant pour les croyants ou les patriotes est vécu comme le symbole d’une libération pour ceux qui ont souffert de toutes sortes de cléricalisme ou de jacobinisme; à ceux-là s’ajoutent tous ceux qui répugnent à inscrire dans la loi le délit d’opinion ou de jugement sur un fait historique ou scientifique . C’est pourquoi il est sage de réserver la vindicte judiciaire aux attaques personnelles contre des croyants, des idéologues ou des patriotes nommément désignés, et ne pas viser à protéger les sentiments d’une ‘communauté dans son ensemble’. Sur ce point, il y a déjà beaucoup à faire dans nos pays démocratiques, ne serait-ce que pour contrer les harcèlements en tous genre que subissent les uns et les autres du fait de leur appartenance à une communauté particulière –religieuse, culturelle, genrée, nationale ou autre.

Ces considérations ne s’abritent pas sous le principe de liberté d’expression, souvent invoqué en la matière. Car cette liberté, n’en déplaise à certains journalistes et militants, n’a pas le caractère absolu qu’ils lui prête en le couvrant du nom de ‘principe’. Cette liberté d’expression et de manifestation (y-compris religieuse) est soumise, d’une part au respect des personnes individuelles qui ne doivent pas être importunées du fait de leur communauté de croyance ou de mœurs, d’autre part à l’ordre public sans lequel il n’y a plus de liberté individuelle.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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