Au moins trois lecteurs de mon précédent blog (peut-être d’autres ont-ils partagé le même jugement sans que j’en sois averti) m’ont accusé de n’avoir pas saisi le côté ironique, sinon critique, du jugement porté par le chroniquer du Temps (3 juin 2023): «Dire oui un jour et non le lendemain sur le même sujet, selon qu’on est chef de parti ou ministre, et gagner pour cela des galons de politicien respecté: c’est le miracle des institutions suisses.» Je réponds en disant qu’il n’y a pas de miracle en ce domaine; il n’y a là que la logique politique d’une démocratie représentative.
Dans une note rédigée en 1940, la philosophe française Simone Weil rédige un libelle au titre provoquant: Note sur la suppression générale des partis politiques. Ce libelle sera publié à Londres durant la guerre, lorsqu’elle travaillait à la ‘Direction intérieure de la France libre’. Cette note fut reprise après sa mort dans l’ouvrage publié par Albert Camus qui rassembla après-guerre plusieurs textes de la défunte philosophe sous le titre L’enracinement. L’argument est clair:
«La protection de la liberté de penser exige qu’il soit interdit par la loi à un groupement d’exprimer une opinion. Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres.»
Si j’accepte, sans y voir d’humour et encore moins d’ironie, la flèche du chroniqueur du Temps («Dire oui un jour et non le lendemain sur le même sujet, selon qu’on est chef de parti ou ministre») c’est que l’argument de la philosophe Simone Weil, aussi beau soit-il, ignore un principe politique fondamental.
L’argument de la philosophe repose sur la liberté de pensée, comme si la pensée était chose individuelle. Certes, je vois bien la pointe de son propos: exclure le dogmatisme (elle pensait au dogmatisme politique –l’idéologie– mais sa position s’applique aussi bien au dogmatisme religieux); car l’idéologie ou le dogme impose à chacun ce qui ne relève que de sa conscience et de son intelligence. J’ajoute même que c’est un principe de santé intellectuelle et morale. (La santé consiste à réagir aux ‘infidélités’ du milieu, comme disait le professeur de médecine Georges Canguilhem, c’est à dire, dans le cas présent, à ne pas se ‘couler’ –aux deux sens du terme– dans la pensée élaborer par autrui. On parle aussi de ‘langue de bois’.)
Mais, aussi respectable soit-elle, la pensée de chacun en matière politique, vise nécessairement la transformation de l’environnement écologique et social. Et pour cela, la force des idées (bonnes ou mauvaises) est insuffisante. Les idées doivent transiger avec les forces adverses qui possèdent a priori une légitimité identique. C’est pourquoi adopter un point de vue commun qui ne satisfasse pas pleinement l’idée conçue en son âme et conscience, c’est non seulement indispensable pour l’action politique –pour faire poids– mais encore signe d’une maturité intellectuelle.
Pour en revenir au cas qui nous occupe, un chef de parti n’ayant pas la responsabilité du gouvernement, peut défendre sans grand risque l’idéologie particulière de son parti. Une fois au pouvoir, il devra nécessairement composer avec les autres forces politiques en présence. Cela ne relève d’aucun miracle helvétique, mais simplement de la logique des forces en présence. On est plus fort à plusieurs; ce qui implique des positions communes qui, souvent, ne correspondent jamais parfaitement à sa propre pensée. D’où les compromis nécessaires. Avoir raison tout seul, c’est non seulement tomber dans l’illusion que l’on puisse penser tout seul, mais encore s’interdire de mener une vie politique.