Plaidoyer pour la nuance

Le président du Conseil d’administration de la SSR annonce, sur un ton qui semble n’admettre aucune réplique, la «tolérance zéro» en matière de harcèlement. Le mythe de la pureté a encore frappé! De même lorsque Joe Biden prétend que «la Russie ne détient aucune solution aux problèmes du monde». Aux vues de l’Afghanistan, de l’Irak, du Proche-Orient après le Vietnam –sans parler de la culture américaine qui n’a rien d’idéal– on pourrait porter un jugement analogue sur les États-Unis. Mais je m’en garderai bien; ce serait tomber dans ce que je dénonce.

Dans un domaine plus proche des préoccupations actuelles de chaque jour, les critiques épinglent sur un ton de suffisance l’inefficacité de l’administration de la plupart des pays développés face à la crise du Covid-19. Là encore il faut nuancer. Selon le conseil de Talleyrand, la Suisse peut se consoler sur ce point en se comparant, et d’abord à la France dont l’administration centralisée a multiplié les échelons hiérarchiques redondants derrière lesquels chaque politicien et chaque fonctionnaire cache son irresponsabilité. Mais «comparaison n’est pas raison» disait ma grand’mère.

Quoi qu’il en soit, à la suite de bien d’autres semblables, de tels jugements abrupts s’étalent dans tous les journaux. C’est le signe d’une sorte de violence latente. Plutôt que d’analyser les situations en les remettant dans leur contexte, en évaluant leur évolution selon divers horizons de temps, on monte immédiatement aux extrêmes, en pensant qu’il suffit de crier plus fort pour avoir raison.

Crier plus fort n’est jamais qu’une manière d’étouffer la voix de son partenaire, à défaut de pouvoir le mettre en prison comme à Hong-Kong où le patron de presse Jimmy Lai –ce démocrate qui n’a rien d’un extrémiste– vient d’être réduit au silence.

La logique voudrait que je glose ici sur la vertu de prudence –la première des vertus cardinales selon Aristote– vertu qui désigne l’intelligence des situations concrètes. Je me contente de souligner que ce goût pour la pureté des principes, la tolérance zéro, le refus d’accorder à son partenaire le moindre espace pour se faire entendre, les condamnations sans nuance, sont des signes de faiblesse. Cette faiblesse se nourrit du goût de l’immédiat, c’est à dire de la peur d’un avenir que l’on sait ne pas maîtriser.

Voici quelques années, l’Académicien français Jean Guitton écrivit un petit livre, L'impur, qui dénonçait la violence des idéalistes qui imaginent faussement que la réalité doit se plier à l’épure qu’ils ont imaginé. Du coup, même la notion de critique a été pervertie par ce culte de la pureté. Dans le langage courant, critique est en effet devenue synonyme de totalement faux, et qui doit être remplacé par ce que l’on prétend être totalement vrai (puisque, par définition, j’ai raison). Alors que la critique n’a de sens que lorsqu’elle met en relation un phénomène avec son contexte. Cette relativité des points de vue, on peut l’appeler le sens des nuances. Mais la nuance demande un sacrifice, le sacrifice de la pureté des idées et des intentions, elle demande du temps que personne –et surtout pas les dirigeants– ne veut prendre.

Étienne Perrot sj

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