• La Ribot (à droite) et Mathilde Monnier pour "Gustavia" , Paris 2008 @ Wikimedia Commons/Jeanbastiengmo/CC BY-SA 3.0

Culture - Irrévérencieux n'est pas irrespectueux

«De fortes personnalités neuchâteloises et internationales, dont la chorégraphe La Ribot, promettent l’irrévérence», affirme un article paru le 22 septembre dans Le Temps. M’amuse cette utilisation des adjectifs qualificatifs supposés déranger le public bien-pensant. Certes, contrairement à ce que prétend le dictionnaire Larousse, l’irrévérence n’est pas vraiment l’irrespect; elle évoque seulement la volontaire mise à l’écart des usages de politesse. En revanche, l’irrévérence sent l’anticonformisme de bon aloi. Dans la mesure où le contexte est celui du théâtre –et non pas de l’affrontement à mains armées– le risque pour le lien social n’est pas très grand. Surtout quand l’arrière-fond reflète un vague souci, sinon d’éducation populaire, du moins d’ouverture d’esprit. «Le théâtre n’est pas là pour conforter le public dans ce qu’il connaît» affirme dans le même article une metteuse en scène genevoise (Anne Bisang, directrice du TPR  depuis 2014). J’en suis parfaitement d’accord.

Cette façon de faire mousser un spectacle à venir par la provocation d’un qualificatif accrocheur me donne l’occasion d’épingler les deux visages des valeurs portées par les adjectifs. Dans le langage des publicitaires et des politiciens –et d’une façon générale chez tous les professionnels de la communication (sans excepter les prédicateurs ni les rédacteurs du «rapport moral» lors des Assemblées générales d’entreprises, d’associations ou de fondations)– les valeurs portées par les adjectifs qualificatifs servent de justification. Les mauvaises langues évoquerait le «manteau de Noé» qui couvrit, selon la légende biblique, la nudité de ce patriarche épris de vin. Les valeurs se présentent comme une «bonne» raison –en fait une raison vide– qui s’énonce à la suite d’une option, d’une préférence ou d’une décision prise auparavant. «Les raisons me viennent après», avoue Blaise Pascal dans une lettre au duc de Rouannez.

Le philosophe Ludwig Wittgenstein qualifiait ces valeurs affichées de «valeurs absolues», absolues en ce sens qu’aucune critique rationnelle ne peut les atteindre (et c’est pourquoi elle sont vide). Elles sont la marque d’une conviction singulière, propre à chacun. Comme dit le dicton populaire: «Des goûts et des couleurs, on ne peut pas en décider». (Les esthète n’en sont pas d’accord, mais le dicton correspond assez bien à ce que l’on constate.) Si, dans une conversation, un protagoniste le verse au débat, le jugement de valeur ne provoquent qu’un mouvement d’assentiment ou de réprobation, sans qu’aucun raisonnement ne puisse trancher la discussion. Les valeurs «absolues» engendrent au mieux l’admiration ou l’opprobre.

À sa petite échelle, la valeur d’irrévérence, affichée par le journaliste du Temps, semble davantage destinée à faire choc –pour accrocher le lecteur, spectateur éventuel– qu’à l’informer sur le style, la technique, la maîtrise, la thématique du spectacle à venir.

Les journalistes adonnés à la rubrique spectacle ont à cœur –suis-je naïf?– de mettre au jour ce que cache les adjectifs qualificatifs, surtout lorsque ces adjectifs sont affichées par l’instance responsable du spectacle. Comme dirait Wittgenstein, cela équivaut à passer des valeurs absolues charriées par les adjectifs qualificatifs aux valeur relatives. Relatives à quoi? aux éventuels spectateurs, bien sûr, mais aussi aux repères culturels dont le spectacle se démarque. Cette démarche critique que j’attends d’un journaliste n’a évidemment rien à voir avec quelque jugement négatif que ce soit. Comme disait le fondateur de la médecine expérimentale, Claude Bernard: «En science, le mot critique n’est point synonyme de dénigrement.»

 

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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