Une Ombre plane sur les festivals musicaux helvétiques

J’épingle aujourd’hui un aspect désormais bien documenté de la logique du capital qui atteint aujourd’hui jusqu’aux festivals helvétiques. L’élargissement international de l’espace des échanges entraîne un écart de plus en plus vertigineux des revenus… et des coûts. Les entreprises multinationales, jadis cinématographiques, aujourd’hui musicales, propulsent –mimétisme aidant– la rémunération de leurs dirigeants et des artistes à des hauteurs … que le syndicaliste de base monte en épingle pour revendiquer des augmentations de salaires. Le même phénomène apparaît si l’on examine les prix entre les tableaux de maîtres obtenus dans les salles des ventes. Les écarts étonnent le profane (non seulement les écarts de prix, mais aussi les écarts entre la rapidité des hausses).

Certes, globalement, compte tenu du tassement des prix de certains objets ou auteurs jadis adulés tombés aujourd’hui dans l’oubli –sans parler des frais annexes, assurances, conservations– les placements sagement répartis en œuvres d’art et les promesse de gain des artistes ne reflètent pas ces écarts grandioses. Le même phénomène se retrouve dans la rémunération stars de la musique, comme des sportifs, avec un biais plus ou moins fort selon la popularité du sport ou du genre musical concerné.

Ce phénomène, connu par les économistes sous le nom d’effet de réseau, s’explique assez bien dans un monde où l’image joue un rôle de plus en plus grand. Le fait d’être connu attire la clientèle, ce qui permet de gagner davantage, d’investir, de répartir les gains et de briller pour souligner sa différence (sa ‘distinction’ disait le sociologue Jean Baudrillard). Les informations tout comme les manifestations visant le grand public n’échappent pas à cette logique.

Plus l’événement est choquant, spectaculaire, inédit, grandiose, monstrueux, fantastique, plus il attire l’œil et l’argent.

Là où le show-business musical rejoint la logique économique du capital est dans l’apparition des méga-entreprises internationales qui transforment depuis quelques années l’univers des festivals. Les ‘événements’ qui rassemblent les foules les plus nombreuses sont désormais organisés par des firmes qui investissent les grands festivals de l’été (je pense à Live Nation, AEG, ou au Hongrois Sziget). Ils occupent stades et aires gigantesques, pour des soirées beaucoup plus nombreuses qu’à Paléo, au détriment souvent du confort acoustique et de l’accueil du public.

Cela n’aurait guère d’importance pour les manifestations helvétiques, plus régionales et mieux ciblées dans leur programmation et leur clientèle, si un effet d’osmose économique ne se manifestait aujourd’hui. Tous les festivals affrontent aujourd’hui une concurrence venue du monde entier. Sous le prétexte d’épuisement de l’industrie du disque, et portés par la vague post-covid qui a redonné tout son charme au ‘live’, les cachets exigés par les artistes ou leurs agents suivent une pente fortement ascendante. Ce qui conduit, soit à augmenter le prix demandé au public, soit à augmenter le nombre de places – au détriment du confort et de l’accueil. Ce qui n’est pas toujours possible. Ce ne serait d’ailleurs pas souhaitable pour des petits bijoux comme le Montreux Jazz Festival qui, depuis 1967, enchante un public de connaisseurs qui apprécie la richesse et l’inventivité –loin d’être épuisée– de ce genre musical.

Logique du marché? C’est certain. Logique du capital assurément. Mais ce n’est pas là le dernier mot. J’ajoute deux sous dans la musique. Sans être un professionnel des performances artistiques, je ne peux pas m’empêcher de penser que ces manifestations massives qui rassemblent des foules énormes dans les festivals musicaux d’été doivent davantage à la logique du nombre qui ‘fait’ la qualité d’une manière artificielle, qu’au jugement esthétique des spectateurs. Comme le rappelle la publicité, il faut pouvoir dire ‘j’y étais’, secrètement assuré que, si je m’étais trompé quant à la qualité de la prestation attendue, ce ne serait qu’une erreur bégnine vite oubliée puisqu’elle est partagée par beaucoup.

Photo: Paléo Festival Festival 2022 © Céline Fossati

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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