«Un salaire de 9’000 euros n’est pas suffisant!»

Très rares sont celles et ceux qui estiment suffisant leur revenu. À l’exception peut-être de quelques moines du mont Athos, à la manière du starets Silouane, de quelques artistes sans grande notoriété mais passionnés par leur art, ou encore –mais de moins en moins– de travailleurs sociaux plus soucieux de la vie décente des populations marginales que de leur propre confort. De plus en plus rares sont les métiers qui, sous couvert de ‘vocation’ (jadis la ‘vocation’ enseignante, la ‘vocation’ infirmière, la ‘vocation’ religieuse, ou celle de la diplomatie –traditionnellement mal payée), peuvent attirer du personnel sur le seul prestige ou l’intérêt de la fonction, sans que viennent s’y ajouter quelques ‘gratifications’ supplémentaires, primes diverses, avantages sociaux, indemnités sui generis, prestation en nature comme aujourd’hui encore, le personnel à statut d’EDF qui bénéficie du ‘tarif préférentiel’ sur leur consommation électrique.

Il est de bon ton –et maintes études psycho-sociologiques montent en épingle ces cas typiques– de rappeler que l’attachement au métier ne dépend pas uniquement de la rémunération monétaire, mais qu’il mobilise également bien d’autres conditions, intérêt du métier, climat de travail, tissu culturel du bassin d’emploi, aménagement d’horaire ou proximité du lieu de travail. Cependant, la logique monétaire fait de la résistance. Et finalement, la plupart de nos contemporains raisonnent comme la caricature prêtée naguère aux Américains, caricature épinglée par Charles Baudelaire dans une biographie d’Edgar Poe à qui ses compatriotes avaient reproché de ne pas devenir un Money Making Author. Il est vrai que la logique monétaire domine notre discours politique où l’argument massue se résume souvent à une ligne comptable.

Le primat du revenu monétaire comme critère de l’importance personnel de chacun s’est illustré récemment en France dans la bouche d’un ancien journaliste économique (Jean-Marc Sylvestre, dévoilant le montant de sa pension de retraite sur C8 le 7 mars dernier) qui se plaignait: «9’000 euros par mois, ce n’est pas suffisant».

J’épingle le propos, car 9’000 euros par mois, c’est plus de six fois le salaire minimum garanti, qui en janvier 2024, s’établit en France juste en-dessous de 1'400 euros nets. Certes, j’imagine que 15’000 euros, 50’000 ou même 100'000 ne le seraient pas davantage suffisants. Tout dépendant des contraintes financières –statutaires, familiales, ou d’image de soi– que l’on doit assumer. À l’époque où UBS frôlait la faillite je m’étonnais de la rémunération pharaonique de son PDG, lorsqu’un banquier Genevois me fit remarquer sentencieusement que Marcel Louis Ospel, président entre 2001 et 2008, «devait faire face à de grosses dépenses familiales» (sic). Il fut un temps où la carrière diplomatique ne pouvait compter sur la seule rémunération monétaire pour ‘tenir son rang’.

J’épingle l’incident à cause de la justification avancée par Jean-Marc Sylvestre. «Oui, j’aurais besoin de plus car j'ai des désirs, des besoins». Là, je proteste. Car qui n’a pas de besoins (hors de la satisfaction desquels la vie devient ‘inhumaine’)? Qui n’a pas de désirs (qui marquent –selon René Girard– le mimétisme propre à la vie humaine en société)? Le vrai problème n’est d’ailleurs pas d’avoir des besoins ou des désirs, ni même d’avoir les moyens de les satisfaire. Le vrai problème est de répondre aux trois questions fondamentales hors desquelles Jean-Marc Sylvestre, comme naguère M. Ospel, comme tout-un-chacun, ne serait que le pâle reflet de son milieu. Gagner davantage? Oui. Mais pour quels bénéficiaires? pour quand? et qui en supportera le coût?

À son propos:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Membre du conseil de rédaction de la revue choisir  jusqu'à sa fermeture fin 2022, il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013, et sur celui de la Province d'Europe centrale en français depuis sa création en 2021. Conseiller de la rédaction de la revue Études (Paris), le Père Perrot sj rédige deux blogs hebdomadaires: Deux doigts au-dessus du sol et Coup d’épingle. Cet été 2024, il quitte Lyon pour rejoindre Paris

Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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