Contre la prétention de Napoléon à maîtriser l’avenir, «L’avenir n’est à personne» lance le poète Victor Hugo (Les chants du crépuscules, 1835). Ce qui n’empêche pas certains neuropsychiatres de parler du cerveau comme capable de prévoir l’avenir immédiat. Cité par un quotidien du matin, l’un d’entre eux pose que «Le cerveau se nourrit du passé pour prédire le présent et anticiper l'avenir». Je prends ici le contrepied de cette affirmation.
À y regarder de plus près, il n’y a dans le cerveau aucune anticipation de l’avenir; il n’y a qu’un réflexe ancré dans l’habitude de voir se succéder certains phénomènes. L’exemple du stylo qui tombe de la table et que la main rattrape avant qu’il ne touche le sol est typique. Comme l’explique un sous-titre de l’article cité, le classant dans la neuropsychologie, «expert en probabilités, il (le cerveau) construit en permanence des modélisations de ce qui nous attend, afin de mieux nous y préparer». Il s’agirait donc bien, aux dires du journaliste, de «faire des ‘paris’ sur ce qui va advenir», et non pas – évidemment – de prévoir l’avenir. Comme toute anticipation, ces paris se fonderaient sur la récurrence d’événements passés, au risque de voir émerger un phénomène nouveau.
Tout cela ne mériterait pas trois lignes de blog si le journaliste ne se hasardait à interpréter ces banalités en termes de ‘modèles’ construits par le cerveau et de perception du monde comme «une sorte d’hypothèse scientifique» que le cerveau adapte en fonction des erreurs constatées: «On ne sait pas encore exactement comment l'erreur est traitée et comment le cerveau change son modèle, mais il le fait». Que le monde, tel que nous le voyons – et plus encore tel que nous le comprenons – soit plus complexe que ce que nous en saisissons par la pensée, l’histoire des sciences l’illustre à chaque instant. Mais l’enjeu aujourd’hui, s’est déplacé. Le rêve des Lumières dans sa version positiviste d’une totale maîtrise du présent et du futur par la connaissance du passé ne perdure que dans l’esprit de quelques instituteurs qui ne sont jamais confrontés à un sérieux travail de recherche scientifique.
Il serait temps de changer de posture et de comprendre combien le passé n’est pas un ‘donné’ que le cerveau prolonge en direction du futur au risque de se tromper ; mais que les événements passés sont sélectionnés par le cerveau en fonction d’un futur intuité.
C’est en effet le rôle de l’intuition que de faire naître dans l’esprit ce point singulier, non pas irraisonnable mais impossible à ‘modéliser’ dans un ensemble cohérent (certains neuropsychiatres le reconnaissent), qui permet au passé de s’ajuster à l’avenir imaginé. Comme disait Michel de Certeau, le passé n’est définitivement passé que quand il n’a plus d’avenir.