L’histoire entre la Chine et les jésuites est longue de plusieurs siècles; elle débute peu après la fondation même de la Compagnie de Jésus en 1539. Le premier compagnon à s’aventurer en Chine se nomme François Xavier. Il embarque en avril 1552 à bord du Santa Cruz et débarque sur l’île de Sancian, au large des côtes chinoises, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Macao. Parmi ceux qui lui succéderont, citons quelques-uns des plus importants: Matteo Ricci, l’un des premiers jésuites à obtenir la permission de s'installer en Chine; Johann Adam Schall von Bell, astronome allemand; Paul Siu (Xu Guangqi), converti au catholicisme; Ferdinand Verbiest, mathématicien et astronome des Pays-Bas méridionaux, et bien d’autres. Ces pionniers ont joué un rôle crucial dans l'introduction du christianisme en Chine et dans la promotion du dialogue interculturel entre l'Occident et l'Empire du Milieu.
Aujourd'hui, la mission des jésuites en Chine a évolué, s'adaptant aux réalités contemporaines tout en restant fidèle à ses racines. Le Père Stephan Rothlin, prêtre jésuite suisse installé entre Pékin, Hong Kong et Macao depuis 1998, incarne cet engagement renouvelé. Depuis son arrivée en Chine, il s'est consacré à promouvoir l'éthique des affaires et la philanthropie, deux domaines d'une importance croissante dans le contexte chinois. Ces initiatives s'inscrivent dans la continuité de la tradition jésuite de promotion de la justice sociale et de l'éducation, tout en répondant aux défis modernes posés par la globalisation et le développement économique rapide de la Chine.
«Je crois que toute entreprise peut renforcer la solidarité et la subsidiarité, et contribuer grandement au bénéfice de la société dans son ensemble»
Stephan Rothlin SJ
De passage à Genève en cette fin août, le jésuite a profité d’expliquer, lors d’une conférence, ce que signifie « La vie et le travail dans la vigne du Seigneur en Chine ». Elle s’est tenue au centre paroissial Sainte-Croix de Carouge. Les trois axes de son propos reflètent trois aspects peu connus d’un pays qui l’est tout autant: le quotidien d’un jésuite en Chine, l'éthique des affaires, et la philanthropie «made in China». Ce dernier thème est au cœur de son dernier ouvrage coécrit avec le professeur d’éthique suisse et directeur de fondations, Christoph Stückelberger. L’ouvrage retrace les activités philanthropiques en Chine d’hier et d’aujourd’hui, compare les pratiques entre Hong Kong et le continent, mais aussi entre la Chine et l’Europe, notamment la Suisse.
L'engagement des jésuites en Chine, comme illustré par le travail de Stephan Rothlin sj, est un exemple de la manière dont une mission religieuse peut s'adapter aux réalités contemporaines tout en restant fidèle à ses valeurs fondamentales. À travers son travail en Chine, le Père Rothlin cherche à construire des ponts entre l'Orient et l'Occident, à promouvoir une éthique des affaires et une philanthropie basées sur des valeurs humanistes, et à favoriser une compréhension mutuelle entre des cultures souvent perçues comme opposées. Sa mission est un témoignage de la pertinence continue de l'engagement jésuite en Chine, sur plus de quatre siècles.
Pourquoi une conférence sur la Chine aujourd’hui?
Stephan Rothlin, SJ: «L’idée est de susciter un intérêt pour un dialogue avec la Chine; de proposer un jugement un peu plus objectif de ce pays que celui diffusée en Occident. Vous avez souligné que la présence des jésuites en Chine, tout comme celle des franciscains, ne date pas d’hier. Mais l’intérêt, il faut le reconnaître, s’est un peu perdu dans la Compagnie de Jésus.»
À quoi ressemble la vie d’un jésuite à Pékin?
«On est bien loin, en Chine, de la vie en rose des communes suisses comme Carouge (GE). Mais les gens y vivent en bonne intelligence avec une conscience du bien commun beaucoup plus développée qu’en Europe. Macao est restée la porte d’entrée de la Chine. Une dizaine de jésuites y résident, contrairement à Pékin, où je vis seul trois semaines par mois. La communauté de Macao est plutôt classique, si je puis dire. La moitié de ses membres sont Chinois, le supérieur est Argentin, mais il parle parfaitement le cantonais et le mandarin. Il existe aussi une communauté à Hong Kong et à Taiwan, mais très peu sur le continent.
En Chine, j’ai plusieurs casquettes. Je suis jésuite, prêtre de la communauté germanophone de Pékin où je suis aussi le CEO d'une entreprise de consulting en éthique des affaires. À Macao, je dirige depuis 10 ans l'Institut Ricci.
«Pour les Chinois, ce que fait un expatrié avec d’autres expatriés les intéresse peu.»
Ils sont plus concernés par les propos tenus et les actions menées par un étranger avec des entreprises chinoises. Ils sont très réceptifs à l’éthique du travail et bien conscients de la nécessité de changer de paradigmes en matière d’écologie ou de management. Il faut néanmoins rester conscient que l’histoire chinoise est une histoire de dynasties qui se succèdent. Le pays n’évoluera jamais vers une société de démocratie directe comme la Suisse. Cette suprématie gouvernementale sur les décisions populaires permet de proposer des changements très rapidement, notamment dans le monde des affaires.
Les grandes questions aujourd’hui sont: Comment humaniser l’économie et combattre la corruption? Et c’est dans ce champ que j’interviens. Nous ne sommes plus à l'époque où les jésuites excellaient dans l’art des mathématiques et apportaient leurs lumières aux Chinois. Ces derniers sont depuis devenus numéro un dans ce domaine et pourraient nous donner des leçons. Par contre, dans les domaines touchant à l’éthique du travail, les entreprises chinoises ont du chemin à faire et sont prêtes à le faire.»
Quelle est l’image de l’Eglise catholique romaine en Chine?
«On est parfois surpris que les Chinois s’intéressent à la Bible et aient de l'Église une image positive. Cette mauvaise image que l'Occident a d'elle-même, de sa religion et du Vatican, n'est pas partagée par les chrétiens de Chine que le Vatican fascine. Ils ont donc plutôt une image positive de la chrétienté, du catholicisme et du Vatican.»
Cette vision positive contraste avec la méfiance des Occidentaux face à la société chinoise…
«La mauvaise image de la Chine en Occident est influencée par les médias. Or, les personnes qui sont venues en Chine repartent avec le sentiment d’avoir rencontré une population aux multiples visages, faite d’hommes et de femmes qui mènent leur vie en trouvant de multiples chemins. Ils sont touchés par leur cordialité.
«Certes, les Chinois n’expriment pas leur désaccord publiquement, mais ce sont des travailleurs qui œuvrent dans un but de bien commun.»
Les trains à grande vitesse en Chine illustrent l'ampleur du développement rapide et structuré du pays. Contrairement aux États-Unis, où les infrastructures ferroviaires n'ont pas évolué de manière significative, la Chine a investi massivement dans des projets ambitieux, ce qui a transformé le réseau de transport. Ce succès est attribuable à un gouvernement centralisé capable de diriger les efforts nationaux vers des objectifs clairs, sans être entravé par les intérêts privés. Ce modèle de développement rapide et décisif contraste avec la situation américaine, où la dépendance à la voiture reste prédominante et où l'innovation dans les transports semble stagner.»
Qu'en est-il de leur prise de conscience écologique?
«En matière d'écologie, la Chine a opéré un virage significatif. Il y a vingt ans, l'idée même de faire des progrès environnementaux leur semblait utopique, voire reléguée au second plan derrière les impératifs économiques. Aujourd'hui, la situation a radicalement changé. La lutte contre la pollution et la promotion des énergies renouvelables sont devenues des priorités nationales. La Chine est désormais le leader mondial de la production de panneaux solaires, illustrant sa capacité à non seulement rattraper son retard, mais aussi à dominer des secteurs clés de l'économie verte.»
Cependant, cette capacité de la Chine à prendre des décisions rapides et à les mettre en œuvre efficacement présente aussi des risques. Par exemple, la gestion autoritaire de la crise du COVID-19 a montré les limites de ce modèle lorsqu'il est appliqué à des situations nécessitant plus de nuances et de flexibilité?
«De nombreuses décisions ont été critiquées, notamment en Occident, pour leur manque de respect des libertés individuelles. Néanmoins, il est indéniable que cette approche a permis à la Chine de réagir rapidement face à la pandémie, même si cela s'est fait au détriment de certaines considérations démocratiques.
Le COVID-19 a par ailleurs eu un impact personnel pour beaucoup, y compris pour certains qui, malgré les restrictions sévères, y ont vu une opportunité de se libérer des contraintes du quotidien, comme les voyages incessants. Cependant, il est important de reconnaître que l'expérience chinoise du COVID-19 reflète une réalité complexe: d'une part, une population largement disciplinée et obéissante, prête à suivre les directives gouvernementales pour le bien commun, et d'autre part, une capacité à remettre en question ces mêmes directives dans l'intimité, où chacun trouve des moyens de contourner les restrictions sans pour autant remettre en cause l'autorité de l'État.»
En parlant de l'autorité, la perception occidentale de la Chine est souvent teintée d'une crainte face à une puissance jugée agressive et expansionniste.
«En réalité, la Chine se positionne comme un partenaire commercial pragmatique, axé sur le bénéfice mutuel plutôt que sur une domination unilatérale. Les pays africains, par exemple, voient dans cette approche une opportunité de développement, loin des modèles d'aide occidentaux qui sont souvent perçus comme paternalistes et inefficaces.
Il est crucial de comprendre que la Chine, bien que souvent perçue comme monolithique, est en réalité un pays doté d'une grande complexité, où les stratégies économiques sont finement adaptées aux contextes locaux. La diplomatie suisse avec la Chine en est un bon exemple. Les relations commerciales entre les deux pays ont connu une croissance substantielle, en partie grâce à l'accord de libre-échange signé il y a dix ans. Cet accord illustre la capacité de la Suisse à maintenir des relations bilatérales solides avec la Chine, en naviguant habilement entre coopération économique et prudence stratégique.»
Que diriez-vous de la générosité des Chinois face aux plus faibles?
«En ce qui concerne la philanthropie, un domaine où la Chine est traditionnellement perçue comme étant en retard, les choses évoluent également. De plus en plus d'entrepreneurs chinois s'engagent dans des initiatives philanthropiques, souvent inspirées par des catastrophes naturelles qui ont profondément marqué le pays. Un exemple:
«Le tremblement de terre de Wenchuan en mai 2008 a été un moment charnière, suscitant un élan de solidarité nationale sans précédent.»
Ce développement témoigne de l'émergence d'une société civile plus active et d'une prise de conscience croissante de la responsabilité sociale des entreprises.
La Chine d'aujourd'hui est un pays en pleine mutation, où les défis du passé se transforment en opportunités pour l'avenir. Qu'il s'agisse de ses infrastructures, de son engagement écologique, de sa gestion de crise ou de sa philanthropie naissante, la Chine démontre une capacité réelle à se réinventer. Pour les pays occidentaux, il est essentiel de dépasser les clichés et de reconnaître cette dynamique pour établir des relations plus équilibrées et constructives avec ce géant en pleine transformation.»
Entretien mené par Céline Fossati