Quantifier le non quantifiable

Fin août, une libre Opinion parue dans Le Temps posait la question Comment quantifier les risques émergents? L’auteur justifiait la question par l’accumulation des nouveaux risques que les banques doivent prendre en compte pour accorder, ou non, de nouveaux crédits. Ces risques, tout le monde les connaît: risques géopolitiques, risques climatiques, risques liés au réaménagement des circuits internationaux de fournitures et de distribution. Autant de risques occultés naguère par le postulat selon lequel les gains provoqués par la ‘loi’ économique des avantages relatifs comparés et la division internationale du travail l’emporteraient sur les inconvénients et les coûts de la spécialisation des entreprises et des métiers.

Déjà, à cette époque, ce qui apparaissait comme gérable aux yeux des financiers posait des problèmes aux acteurs de terrain. Ceux-ci constataient une évidence qui, comme le risque, mélange l’économie et l’anthropologie. Plus on se spécialise, plus on maîtrise un point limité de la chaîne de production et d’échange. En revanche, plus on se spécialise, plus on dépend de technologies que d’autres spécialistes maîtrisent mieux que nous. D’où un risque de dépendance. Ce n’est pas parce que l’on se fournit à Taiwan ou en Afrique du Sud que les risques augmentent ; c’est parce que ces fournisseurs sont mieux placés que nous (et nous moins bien placés) pour maîtriser le produit ou le service. Ce qui ne dépend pas simplement des rentes climatiques, géographiques ou culturelles.

En fait, ce n’est pas de telles évidences qui sont remarquable dans la libre opinion susnommée. C’est le postulat sous-jacent à la question posée: Comment quantifier les risques émergents? En effet, le propre des risques émergents est leur nouveauté et, au moins au départ, leur rareté. À la différence de risques récurrents qui peuvent faire l’objet de statistiques et être traités par le calcul de probabilité, les risques nouveaux, qui ne se sont pas suffisamment multipliés pour en faire un comptage cohérent, échappent au calcul. Les assureurs raisonnables n’acceptent pas de couvrir les risques dont ils ignorent la probabilité. Ainsi, pendant longtemps, les risques liés aux lancements dans l’espace extra atmosphérique ; Ce qui explique le rôle de l’État dans ces technologies spatiales, car, seul, l’État pouvait assumer les risques quasi inconnus.

Il faut donc être dans la possibilité d’appliquer la loi des grands nombres pour obtenir une quasi-certitude sur laquelle bâtir un calcul. L’économiste français Jacques Rueff en avait tiré la leçon selon laquelle l’économie est une science statistique, alors que les agents économiques individuels, dans leur liberté, n’affrontent que des événement émergent. Chacun comprend que si les accidents de vélo ne touchent, selon les assureurs, que 2% des cyclistes, il serait absurde de ne surveiller la route que 1,2 secondes par minute. L’accident individuel est pour chacun, un risque émergent, alors qu’il est récurrent pour l’assureur.

Alors, pourquoi vouloir quantifier les risques émergents, c’est-à-dire le non quantifiable? La raison en est simple: c’est la logique occidentale venue de la philosophie des Lumières qui fait du savoir la source du pouvoir.

 

À son propos:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Membre du conseil de rédaction de la revue choisir  jusqu'à sa fermeture fin 2022, il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013, et sur celui de la Province d'Europe centrale en français depuis sa création en 2021. Conseiller de la rédaction de la revue Études (Paris), le Père Perrot sj rédige deux blogs hebdomadaires: Deux doigts au-dessus du sol et Coup d’épingle. Cet été 2024, il quitte Lyon pour rejoindre Paris

Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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