• «Le sentiment de justice ne saurait sans danger se confondre avec la nécessité du vivre ensemble sans violence.»

Quand remord et justice ne font pas bon ménage

J’épingle une formule assez embrouillée parue dans Le Figaro en avril dernier: «L’automobiliste qui, à Bordeaux, a renversé sciemment un pompier en exercice, a été condamné malgré ‘ses remords’». Comme l’article parle également de «la sidération du pompier bordelais (qui ‘ne comprend pas’), malgré les excuses et la condamnation de son agresseur, j’ai peur de voir ici une confusion malsaine –quoi que largement partagée par nos contemporains– entre la justice et une morale mâtinée de psychologie personnelles.

Les remords, les regrets aussi sincères que l’on voudra, pas plus que l’intention ou le pardon de la victime, ne fait la justice. On sait que même si la victime ne se constitue pas partie-civile, le procureur de la République garde le choix de l’opportunité de la poursuite. La raison en est simple. Appuyée sur le droit (qui vise à écarter les risques d’injustice) le système judiciaire a pour but de sauvegarder au mieux l’ordre public, c’est-à-dire le vivre ensemble sans violence. Et c’est en ce sens que Max Weber souligne que l’État a le monopole de la violence légitime (légitime dans la mesure où elle vise bien le vivre ensemble sans violence et non pas les intérêts particuliers portés par le gouvernement ou le parti majoritaire).

C’est la raison pour laquelle le procureur peut trouver inopportune la poursuite d’un délinquant avéré, quand il estime que la poursuite judiciaire du coupable entraînerait plus de désordre publique qu’une condamnation. C’est aussi ce qui justifie la pratique de la prescription. L’idée est la même: la poursuite du coupable instillerait un désordre plus grand que le classement de l’affaire. Le principe de proportionnalité, de plus en plus utilisé par la Cour européenne des droits humains pour bloquer les législations nationales, relève de la même logique, au grand dam des nationalistes de tout bord qui y voient une atteinte à la souveraineté du pays.

Cette logique du système judiciaire heurte profondément les sentiments personnels de justice. Mais le sentiment de la justice –qui relève de la morale, ne serait-ce que sous sa forme primitive: rendre à chacun ce qui lui est dû, gratification ou sanction pénale– ne saurait sans danger se confondre avec la nécessité du vivre ensemble sans violence.»

À défaut s’installe une logique de violence où chacun se fait justice au prorata du dommage qu’il a ressenti. Cette logique de violence domine dans la vengeance. Vingt siècle de tradition chrétienne auraient dû apprendre que la vengeance n’a rien à voir avec la justice; elle ne permet d’ajuster ni les libertés individuelles entre elles (ce que les anciens théologiens nommaient la justice commutative) ni l’autonomie individuelle avec le fonctionnement et les besoins de la société (ce que les anciens théologiens nommaient la justice ‘légale’ –à ne pas confondre avec la justice sociale qui n’est apparue qu’avec la société industrielle du XIXe siècle et l’affrontement des classes sociales).

Dès le XIIIe siècle, Thomas d’Aquin, dans la Somme théologique, le faisait remarquer que:

« Dans un monde où les individus ne sont pas vertueux, la loi n’est pas faite pour restaurer la morale, mais pour permettre quand même de vivre ensemble. »

Certes, si loi et morale coïncident, les deux s’épauleront l’une-l’autre. Mais dans un univers libéral, la multiplicité des instances morales interdit à la loi de viser autre chose que l’ordre public. C’est ce qu’ont oublié ceux et celles qui souhaiteraient que les remords de l’automobiliste délinquant l’emportent sur le jugement des juges.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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