Au cours du 20ème siècle finissant, peu d’hommes d’Église ont été aussi admiré et généreusement critiqués que Pedro Arrupe (1907-1991), le 28ème supérieur général de la Compagnie de Jésus. Convaincu que l’Église catholique ne peut plus répondre aux défis de son époque avec des solutions du passé, le P. Arrupe n’a cessé de chercher des outres nouvelles pour le vin nouveau (Mc 2,22). Au prix d’immenses efforts et d’une constance nourrie par une vie spirituelle intense, traversant des turbulences, frisant plus d’une fois le naufrage, Pedro Arrupe a rafraichi dans la Compagnie de Jésus l’esprit des origines, pour l’introduire résolument dans la post-modernité. Après les raideurs de l’époque ultramontaine et les excès de la chasse aux modernistes, le défi était de taille. Nombreux sont ceux qui ont reconnu en lui le témoin privilégié de l’évolution de l’Église de Vatican II et le réformateur providentiel de la Compagnie, au point de le qualifier de second fondateur de l’Ordre. Ils ont admiré son esprit apostolique, son audace évangélique, sa profonde spiritualité, son inébranlable confiance dans l’avenir. D’autres, jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie catholique, l’ont accusé injustement de tous les maux ; ils l’ont vu comme un danger pour l’Église, le fossoyeur de l’authentique esprit de la Compagnie de Jésus.
S’il n’a pris part qu’à la dernière session du concile Vatican II, il fut certainement un des acteurs majeurs de sa mise en œuvre. Élu supérieur général de la Compagnie de Jésus par la très réformatrice 31e Congrégation générale, il a convoqué la 32e Congrégation, celle de toutes les tensions, qui a eu l’audace de redéfinir l’orientation apostolique des jésuites en liant le service de la foi à la promotion de la justice. Cinq fois élu président de l’Union des Supérieurs majeurs religieux, il a contribué comme peu d’autres au renouveau de la vie religieuse dans l’Église postconciliaire. Participant activement aux Synodes et à toutes les grandes assemblées qui devaient prolonger le travail du Concile, son influence s’est étendue bien au-delà des frontières de son Ordre.
L’homme est vif, sympathique, ouvert, optimiste, disert, toujours en mouvement. Il incarne la joie et le dynamisme de l’Évangile. Cordial, accueillant aux médias, capable de s’exprimer en sept langues, il noue facilement des relations et se fait vite des amis. Inlassablement, il parcourt le vaste monde, attentif à la diversité des cultures. Témoin immédiat des grandes tragédies modernes, il n’a cessé de chercher des solutions pour aider efficacement les victimes des guerres, de l’injustice et des catastrophes naturelles. L’option préférentielle pour les pauvres, le service des réfugiés, la théologie de la libération, l’affirmation du lien entre la foi et la justice, le dialogue avec l’incroyance et le marxisme ont donné le ton à son action. De son vivant, une centaine de jésuites ont été assassinés pour s’être engagés sur ses choix. Lui-même n’a pas été épargné par les vicissitudes de la politique. Les lois anticléricales espagnoles l’ont contraint à l’exil ; au Japon il a connu la prison ; à Hiroshima il est le témoin direct de la catastrophe atomique ; Provincial des jésuites du Japon il est critiqué et dénoncé à Rome; supérieur général de la Compagnie de Jésus il fait face aux remous suscités par le renouveau de l’Ordre et à une dangereuse dissidence ; responsable d’une Compagnie qui a fait vœu de répondre sans conditions aux missions confiées par le Souverain Pontife, il s’est trouvé en butte à la méfiance et à l’agacement d’un Pape qui n’a pas su ou pas pu le comprendre.
Une vie sur le fil, signe de contradiction, Pedro Arrupe enthousiasme ou irrite. Malheureusement pour lui, ceux qu’il irrite sont aux commandes de l’Église et gèrent l’institution. Ses amis et ses admirateurs le trouvent parfois trop idéaliste, un peu rêveur ou ingénu. Ils regrettent son manque d’organisation, et sa difficulté à suivre dans le concret la réalisation des multiples plans qu’il ne cesse d’échafauder. D’autres critiquent sa trop grande ouverture qui frise l’imprudence, son indéfectible confiance en l’homme, sa tolérance face aux contestataires qui sont légion en cette époque. Mais tous s’accordent pour reconnaître son dynamisme spirituel. Lui va de l’avant, imperturbable, aimable et souriant. Sa simplicité, sa profonde spiritualité, son respect des personnes, son amour indéfectible du Christ et de l’Église viennent à bout de tous les obstacles dressés sur son chemin. À une époque de grands bouleversements, dans une société profondément ébranlée et une Église déconcertée Pedro Arrupe incarne comme peu d’autres l’authentique esprit ignatien: «en todo amar y servir».