Paradis artificiels et ruine de l’âme

Les chiffres terrifiants des drogues qui déferlent de toutes parts sur les rives européennes manifestent un problème profond. On les qualifie souvent de paradis artificiels. Karl Marx avait appelé lui-même les religions d’« opium du peuple » car, selon lui, les idées d’au-delà et de vie éternelle détournaient les masses laborieuses de la révolte contre l’exploitation économique à laquelle elles étaient soumises. Son athéisme visait à les libérer.  Expérience faite, le communisme ne s’est pas révélé le champion de la liberté politique.  Et ses « lendemains qui chantent » ont laissé la place à de bien tristes matins.

Il en est de même avec les paradis artificiels, sensés égayer la sombre séquence dodo-métro-boulot. Le cannabis, l’opium, la cocaïne cèdent ces temps la place à des drogues de synthèse encore plus puissantes et addictives. Elles provoquent des milliers de morts et laissent de nombreux survivants dans des états de déliquescence consternants. Elles visent à provoquer l’oubli, le plaisir, un moment de plénitude, une forme d’extase. C’est un désir très proche de l’aspiration religieuse. Hélas, le retour sur terre se vit dans la déprime, la dépendance, les soucis de santé, d’argent, de famille et de profession.

Alors faut-il retrouver la vertu chrétienne, l’ascétisme des stoïciens ?

Ce n’est pas tout à fait le chemin que prennent nos sociétés. Le wokisme contemporain est en train de nous couper de nos origines culturelles et mine tout accès à la transcendance. Quant aux Églises, leur message est affaibli par de tristes abus sexuels et un étrange silence sur la venue d’un Monde nouveau. On n’ose plus parler de Dieu, de Résurrection, d’Éternité. Or, ce sont précisément ces éléments de foi qui peuvent nous sortir des tragiques réalités de la violence, de l’injustice et de l’absurde qui poussent tant de malheureux à se tourner vers les paradis artificiels.

L’athéisme moderne, bâti sur le matérialisme et la réduction de la société à ses dimensions économiques et sociales, ne répond en rien aux besoins profonds de l’individu.

L’existence humaine est marquée par la tension entre le corps et l’esprit, le moi et le toi, Dieu et le monde. Paradoxalement, à notre époque d’individualisme, je dois constater l’immense difficulté des personnes à rejoindre leur Moi. Le Moi est sacré mais on ne peut le constater que s’il se confronte à Dieu. Ce n’est pas un hasard non plus si l’on ne parle plus de l’âme, une référence centrale de la culture occidentale. Elle occupe une place fondamentale chez Platon comme dans la Bible. De nos jours, elle s’est perdue quelque part entre les synapses et les neurones. La connaissance de la biologie du cerveau est fascinante, mais où se situe le Moi ? Qui suis-je ? Quel est mon cœur, mon centre, ma réalité profonde, mon unicité absolue ? C’est quand même la question existentielle la plus fondamentale !

Pendant plus d’un demi-siècle d’accompagnement spirituel, j’ai pu constater la relation intrinsèque entre la question du moi et celle de Dieu.

On ne peut pas vivre si l’on ne croit pas en soi, et l’on ne peut pas croire en soi si ce moi ne repose pas sur quelque chose d’absolu et d’éternel.

Ce quelque chose est forcément un Autre, car je ne suis pas absolu et éternel. Et pourtant il faut que cet autre puisse être à l’intérieur de moi pour que ce moi puisse vivre. C’est le paradoxe d’un Dieu personnel. J’ai besoin d’un Autre qui me parle pour que je devienne à mon tour une personne qui puisse parler. A lui, à soi, aux autres.

Sans vis-à-vis je ne suis rien.

Une relation ça se construit. L’enfant est éduqué, physiquement, socialement, intellectuellement. C’est un travail long, délicat, affectueux. Il ne s’obtient pas par le biais d’une piqure ou d’une pilule. C’est une croissance qui exige infiniment d’attention.

Oui le divin existe, il peut se découvrir chaque jour, en chaque lieu mais il faut écouter, regarder, s’émerveiller, rendre grâce et agir. Il faut laisser à l’âme le temps de croître et de se développer. Comme humains, nous avons besoin de volonté et de décision pour nous insérer dans l’éternel. Les paradis artificiels peuvent nous donner une intuition du bonheur mais ils tuent l’âme et détruisent le corps. Ils ne sont pas un chemin vers la seule Plénitude qui compte.

Jean Blaise Fellay sj

À son propos:

Né en 1941, entré chez les jésuites en 1961, spécialiste de l’Histoire de l’Église, était engagé comme directeur spirituel au Séminaire diocésain du Diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg et au Séminaire diocésain de Sion. Le Père Fellay a été rédacteur en chef de la revue culturelle choisir, directeur du centre interdiocésain à Fribourg, professeur à l'Institut Philanthropos et responsable du programme de formation du domaine de Notre-Dame de la Route à Villars-sur-Glâne.

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