À l’orée de la fin de son mandat de provincial des jésuites d'Europe centrale, le Père Bernhard Bürgler sj brosse le portrait de la nouvelle Province. Où en est la jeune province qui a réuni en 2021 les jésuites et les collaborateurs d'Allemagne, d'Autriche, de Suisse, de Suède, de Lituanie et de Lettonie? Quels sont les défis et les perspectives pour l'avenir commun?
Père Bürgler, où en est la Province un peu plus de trois ans après sa fondation?
«Il s'est déjà passé beaucoup de choses et pourtant, je vois encore la province en cours de (re)fondation. Dans plusieurs domaines, nous avons établi de bonnes structures et des processus efficaces, par exemple dans les domaines économique et apostolique. Ces structures nous aident à accomplir notre travail et notre mission. En parallèle, il y a eu de nombreuses rencontres et échanges entre nous. Mon impression est que malgré les points encore en suspens, tous les membres de l'Ordre sont satisfaits de cette province et personne ne remet fondamentalement en question son existence.»
En tant que provincial, vous avez été particulièrement sollicité lorsque les choses ne se passaient pas bien ou posaient des problèmes. Qu'est-ce qui vous a procuré le plus de joie dans la direction de la Province?
«Ce qui m'a le plus plu, c'est d'apprendre à connaître les confrères, de rencontrer et de discuter avec eux ainsi qu'avec les collaborateurs dans les différentes régions. Voir ce qui les motive, ce qui les passionne, ce qu'ils font et combien de bien est accompli sur place. Cette diversité et cette richesse dans notre province et ses régions m'ont toujours impressionné. J'ai également été heureux lorsque nous avons réussi à travailler ensemble pour trouver des solutions, façonner l'avenir et créer les conditions nécessaires pour que le message de Jésus parvienne aux Hommes.»
Avec le temps, cette tâche ne devient pas nécessairement plus facile.
«Nous sommes engagés, avec la société et l'Église tout entière, dans de grands processus de changement qui apportent beaucoup d'incertitudes, de préoccupations et de peurs. Dans ce contexte, nous devons sans cesse clarifier qui nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous pouvons. Ce n'est qu'à partir de cette affirmation de nous-mêmes que nous pouvons façonner notre apostolat et notre communauté. Ce processus de concentration, de réduction et de transformation est difficile mais aussi très stimulant car il permet l'émergence de nouveautés.»
Où voyez-vous les défis de l'avenir?
«Un défi central est la transmission de la foi aux jeunes et aux générations futures. Comment pouvons-nous transmettre la richesse du message de Jésus dans un langage que les gens d'aujourd'hui comprennent et acceptent? Cela implique de rechercher et de trouver le contact avec le monde et la société d'aujourd'hui. En regardant vers l'intérieur, cela nécessite l'adaptation des structures de la Province aux lieux, aux personnes et aux activités concrètes, ainsi qu'à nos ressources. Se posent alors des questions telles que "Où voulons-nous être?", "Que voulons-nous faire?" et "Comment aidons-nous les jeunes confrères et les collaborateurs à bien travailler ensemble dans l'engagement pour le Royaume de Dieu, là où ils sont?"»
Quelles perspectives voyez-vous pour la Province?
«Pour moi, les quatre Préférences Apostoliques Universelles de la Compagnie de Jésus sont importantes: montrer le chemin vers Dieu, se tenir aux côtés des défavorisés, accompagner les jeunes et prendre soin de la Terre en tant que notre maison commune. Nous pouvons nous inspirer de ces préférences, les adapter à notre époque et à nos lieux. Cela ouvre des perspectives pour notre action en tant que jésuites.
Une perspective sur laquelle il est important de porter de l’attention consiste à affiner le processus de recherche et de mise en commun des idées et actions, avec des non-jésuites, des partenaires et des collaborateurs.
De plus, nous pouvons faire vivre des lieux où les gens peuvent trouver dans le message de Jésus une nourriture pour leur vie. À l'avenir, une pastorale de proximité ne pourra plus être assurée partout, c'est pourquoi des lieux ecclésiastiques et des centres spirituels seront nécessaires. Nous avons de tels lieux et pouvons en créer d'autres, par exemple des églises, des centres de formation et de retraites spirituelles, des écoles et bien d'autres choses encore.»
En quoi consiste le défi de diriger une province transfrontalière?
«Dans la Province d'Europe centrale, de multiples aspects, facteurs et influences variées se rencontrent et doivent tous être pris en compte pour rendre justice à l'ensemble. Le défi particulier réside dans la diversité des situations sociales, politiques, juridiques et culturelles des régions concernées, ainsi que dans les différentes façons d'être jésuite et de travailler avec des collaborateurs, ce qui entraîne des perspectives diverses sur l'ensemble.
La Province transfrontalière nous rapproche en même temps des origines de la Compagnie de Jésus, car les premiers jésuites au XVIe siècle venaient aussi de différents royaumes et pays d'Europe. Cette communauté internationale était importante pour le fondateur de l'Ordre, saint Ignace de Loyola. Nous vivons cela à nouveau dans notre province d'Europe centrale, ce qui peut aussi être lu comme un signe à notre époque où la pensée nationaliste gagne du terrain.»
Qu'est-ce qui vous a le plus aidé à gérer la complexité dans la province?
«Les rencontres personnelles. Lorsque les gens se rencontrent et font connaissance, se racontent et s'écoutent, cela favorise la compréhension mutuelle. Cela a été le cas lors de nos déplacements dans les régions, dans les établissements et des institutions, auprès des gens qui y œuvrent. Nous avons tous dû apprendre à tourner notre regard au-delà de notre propre frontière vers la nouvelle grande Province.
Ces dernières années, j'ai observé une ouverture d'esprit tant chez les jésuites que chez les non-jésuites. Nous sommes appelés à ne plus penser uniquement à l'Autriche, à l'Allemagne ou à la Suisse, mais aussi aux autres régions de notre province. Cela vaut par exemple pour les domaines apostoliques dans lesquels nous sommes actifs et leurs établissements comme les écoles, les universités et bien d'autres. Ce processus de rapprochement au sein de la province est en cours.»
Pouvez-vous donner des exemples?
«Un bon exemple est la Lituanie, qui est très différente des régions germanophones, tant sur le plan linguistique que géographique, culturel et historique. En découvrant les lieux, les gens, y compris les confrères qui ont été persécutés sous le régime soviétique, notre regard s'est considérablement élargi.
Un autre exemple est la Suède, où les visites ont vraiment aidé à ressentir que l'Église et la vie catholique ont une dynamique et une vitalité très différente de celles que nous connaissons, marquées par la croissance et la joie.
Un troisième exemple est l'interaction entre la vision apostolique et la vision économique. Au sein de la nouvelle Province, les différents champs apostoliques sont mis en réseau à travers toutes les régions par un délégué ou une déléguée, tandis que l'administration et les aspects économiques sont ancrées au niveau régional, en raison des différentes situations juridiques. Réunir les personnes de ces deux domaines a été important pour se rencontrer, connaître les perspectives de chacun et apprendre les uns des autres.»
Pouvez-vous citer une expérience concrète qui vous a agréablement surpris ?
«En Lituanie, plus que dans d'autres régions de la province, les confrères travaillent simultanément dans des domaines d’action très différents : par exemple à l'école, à l'église et dans ls centres de retraites. Chacun a ses points forts, mais aide aussi les autres. Les tâches sont davantage considérées comme un travail commun. L'organisation des communautés dans lesquelles vivent les jésuites en Lituanie est moins structurée qu'en Allemagne ou en Autriche. La vie communautaire fonctionne de manière plus informelle, spontanée, basée sur des relations et des amitiés. Il y a moins de structure mais pas moins de communauté.»
On pourrait alors penser que la prise en compte de situations et de structures complexes nuit à l'efficacité. Que répondez-vous à cela?
«Notre mission est d'annoncer le message de Jésus. Cela signifie que nous devons être attentifs aux personnes et à leurs situations. Les individus sont au centre de nos préoccupations. C'est pourquoi je vois aussi la complexité comme une opportunité et une chance. C'est un enrichissement mutuel, un apprentissage et une inspiration réciproques que je peux mettre à profit pour ma propre situation.
Ce qui aide à cela, c'est le fondement commun dans la spiritualité ignatienne, que nous approfondissons et élargissons par la formation des jésuites et des non-jésuites. Elle souligne l'importance de la réflexion, de la fidélité aux principes et de la flexibilité pour s'adapter aux situations concrètes sur place.»
Quel conseil donneriez-vous à votre successeur?
«Saint Ignace a dit : ”Mets ta confiance en Dieu comme si le succès de ton travail ne dépendait que de Lui et non de toi. Mais déploie tous tes efforts comme si rien ne dépendait de Dieu et tout de toi”. Maintenir cet équilibre entre effort personnel et confiance en Dieu serait mon conseil. Un second: ne jamais perdre le sens de l'humour!
Cette tâche exigeante et parfois difficile offre la possibilité de s'investir encore plus dans l'Ordre et de le découvrir sous un autre angle. J'ai l'impression d'être devenu encore plus jésuite pendant mon mandat de provincial, car une telle fonction ouvre des possibilités que tous les membres de l'Ordre n'ont pas - aussi bien dans la province que dans la Compagnie de Jésus mondiale.»
Comment envisagez-vous personnellement la suite?
«Je vais prendre une année sabbatique; j'ai un peu de temps libre pour me réorienter, approfondir certaines choses et sentir ce qui viendra ensuite. Je vais certainement apprécier ce temps sans les responsabilités que j'ai eues jusqu'à présent et sans pression d'agenda, et je perçois cette possibilité qui m’est offerte comme un grand privilège accordé par l'Ordre. Je m'en réjouis d'avance.»
Entretien: Klaus Voßmeyer & Mathias Werfeli sj