Je prends prétexte de la profession de foi d’une conseillère d’État du canton de Neuchâtel (Céline Vara) pour souligner à la fois la richesse, la fécondité et les exigences de la notion de valeur. «On n’attend pas de moi que je renie mes valeurs», prétend la conseillère (Le Temps du 4 avril). Sur une échelle politique plus large, on a entendu de semblables propos dans la bouche de politiciens occidentaux à l’encontre des pays de l’Est ou du Sud réunis dans le conglomérat des BRIC. Plus récemment, la ‘politique’ nationaliste du Président américain a fait resurgir un tel constat: ses valeurs ne sont pas les nôtres. Le vice-Président américain s’en étonnait lors de son discours de Munich de février dernier.
Dans la vie de chacun, les valeurs sont comme l’esprit d’un texte, elles permettent à la fois de désigner l’ensemble des parties constituantes, tout en sauvegardant le rôle de chaque élément qui, obéissant tous au même esprit, s’ajustent sans violence avec les autres éléments, d’une manière cohérente. Ainsi les valeurs dominantes de la société occidentale sont assez bien résumées dans les deux premiers articles de la Déclaration des droits humains de 1789. Le premier pose la liberté et l’égalité en droit, le second la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Ces valeurs rassemblent les conditions nécessaires à toute responsabilité personnelle; elles furent développées de diverses manières, soit en direction de l’individu (respect des autres et de soi-même, liberté absolue de conscience et tolérance mutuelle, et, au-delà, en direction des droits économiques, politiques, civiques et sociaux), soit en direction de la collectivité (démocratie et État de droit). J’imagine que la conseillère d’État y fait référence, tout en y ajoutant les valeurs écologiques sans lesquelles l’avenir n’appartiendrait à personne.
Ces valeurs affichées ont suscité diverses critiques. Karl Marx faisait remarquer qu’elles traduisaient l’individualisme bourgeois. Elles reflètent en effet la conception ‘capitaliste’ de l’être humain dont les conséquences pratiques peuvent avoir quelque chose d’aliénant. Ces valeurs ‘occidentales’ d’origine, mais universelles de visée, ont ‘dérivé’ et se sont cristallisées sur l’individu, au point de façonner une société où chacun, comme le voudrait l’idéologie de Donald Trump, est «responsable de son destin et coupable de ses échecs» (Estelle Ferrarese). D’une manière générale tous ceux qui ne veulent pas laisser l’individu seul face aux appareils d’État, et qui aspirent à réinsérer (ou à maintenir) la personne humaine dans ses responsabilités associatives, familiales et religieuses, regardent d’un œil critique ces valeurs universelles venue de l’individualisme occidental.
Ce contexte ainsi rappelé n’enlève rien au problème central posé par les valeurs. Dans le milieu culturel qui est le nôtre, ces valeurs permettent d’attirer l’adhésion de chacun. Les discours publics, politiques ou religieux, qui évoquent ces valeurs sont sûrs d’attirer la sympathie. Qui pourrait être opposé à la liberté, à l’égalité, à la démocratie, à la propriété sur le fruit de son travail, à la sûreté juridique, à la protection de sa vie? Les problèmes commencent dès que l’on veut mettre en pratique ces valeurs. Car,
« dès que l’on quitte la sphère des belles idées, une valeur n’est jamais que ce qui donne sens à un coût. »
Face à ceux qui en paient le prix, on évoque une valeur à la manière d’une autorité indiscutable. C’est une justification qui ne convainc pas toujours, spécialement ceux qui en ressentent douloureusement les effets négatifs. Céline Vara s’en apercevra très vite. Dans ses nouvelles fonctions, rapporte le journaliste du Temps, «elle entend privilégier le dialogue et la bonne entente avec ses collègues, tout en restant fidèle à elle-même.» Elle verra que c’est là une équation difficile à résoudre, même par le dialogue qui repose, comme le mot l’indique, sur la distinction sinon la séparation marquée par le préfixe ‘dia’. Reste à souhaiter que la ‘bonne entente’ faite de respect mutuel et d’humour, lui permette de manifester des convictions capables d’être reçues par ses collègues de tout bord.