Le couple capitaliste

Parmi toutes les formules curieuses charriées par le grand fleuve de la culture contemporaine (certains la qualifie de ‘woke’, c’est-à-dire ‘éveillée’), j’épingle une affirmation bizarre: «Le couple, cette institution capitaliste». Le capitalisme, voilà l’ennemi, comme on lisait voici un siècle sous la plume des radicaux français «le cléricalisme, voilà l’ennemi». À croire que le paradis ouvrira ses portes lorsque le capitalisme, ce diable contemporain, aura rendu l’âme.

«Le couple, institution capitaliste», l’idée est étonnante. À croire que, qui dit couple dit nécessairement un dominant et une soumise. Si j’étais professeur de danse de salon, et pour éviter tout problème de genres, je parlerai de ‘leader’ et de ‘follower’ (celui ou celle qui dirige et celle ou celui qui suit). C’est un fait assez généralement constatable; même si les pôles varient souvent selon les circonstances changeantes. D’où la question: la hiérarchie des pouvoirs dans un couple a-t-elle quelque chose à voir avec le capitalisme?

Qu’il existe des pouvoirs – y compris dans un couple – ce n’est pas un scoop. Chacun s’en aperçoit. Même dans les groupes les plus informels se dégagent, pour un temps ou pour longtemps, un leader et des followers. Mais cela ne les inscrit pas nécessairement parmi les institutions capitalistes. Même en économie, on ne peut pas l’affirmer. Karl Marx faisait remarquer qu’il n’avait pas inventé la lutte des classes entre les capitalistes dominants et les prolétaires exploités. Des penseurs ‘bourgeois’ (il pensait notamment à l’historien et politicien François Guizot) avaient articulé, disait-il, toute une analyse de la société autour de cet antagonisme, sans pour autant qu’ils aient mis au jour le ressort capitaliste de la société industrielle (où d’ailleurs Marx voyait un élément indispensable à la croissance industrielle – ce que les gauchistes moralisateurs ont tendance à oublier).

On pourrait rétorquer que le couple où l’un des deux membres reste à la maison pendant que l’autre va vendre sa force de travail permet au salarié ou à la salariée de se contenter d’une moindre rémunération puisque, revenu à la maison, il ou elle profite d’un travail ménager mal ou non payé. Ce serait contraire à la logique capitaliste qui exige, pour faire pression sur les salaires, qu’un nombre superfétatoire de prolétaires se présentent sur le marché du travail pour renforcer le pouvoir des capitalistes et affaiblir celui de leurs partenaires exploités.

Accuser le capitalisme de tous les maux du pouvoir, c’est simpliste. Car la recherche du pouvoir déborde de loin le système économique. La libido dominandi, comme on disait dans l’antiquité –les psychosociologues parlent aujourd’hui de la «volonté de puissance»– se manifeste dans tous les domaines, qu’il faut conquérir les uns après les autres, sans se tromper de champ de bataille. Beaucoup se gargarisent des Lumières du XVIIIe siècle, sous prétexte qu’en ce temps-là, l’on s’est débarrassé du pouvoir du roi et de celui des curés. Et ils en restent là. C’est dommage; car restent à maîtriser bien d’autres pouvoirs, plus difficiles à dénicher si l’on en croit les «maîtres du soupçon» (Marx, Freud et Nietzsche). Pouvoirs insidieux puisqu’ils se cachent au plus profond de l’inconscient, des structures juridiques et des coutumes, autant de conditions qui tissent partout –y compris dans le couple– la singularité de chacun.

À son propos:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Membre du conseil de rédaction de la revue choisir  jusqu'à sa fermeture fin 2022, il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013, et sur celui de la Province d'Europe centrale en français depuis sa création en 2021. Conseiller de la rédaction de la revue Études (Paris), le Père Perrot sj rédige deux blogs hebdomadaires: Deux doigts au-dessus du sol et Coup d’épingle. Cet été 2024, il quitte Lyon pour rejoindre Paris

Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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