Mon coup d’épingle de la semaine passée a suscité l’ire d’un Internaute. «Vous n’avez rien compris au fonctionnement réel de notre société capitaliste» m’écrit-il. Selon lui, j’aurais réduit le problème du couple à une question de pouvoir, alors qu’il faudrait le placer, prétend-il, sur un plan à la fois plus général et plus existentiel: le commerce –à la fois charnel et commercial– qui est, selon lui, source d’aliénation.
Plus précisément, mon correspondant prétend que, le couple se fondant sur un contrat (c’est la conception du mariage selon le droit romain, conception qui a fortement influencé le droit canonique de l’Église catholique romaine, puis le code napoléonien), chacun des deux membres fait commerce de son corps, de ses qualités, de son statut social, de ses ressources. Il obtient ainsi ce qui lui semble manquer pour son épanouissement personnel. Jusque-là, apparemment rien d’aliénant, bien au contraire. Car le commerce est une relation entre deux individus dont les situations, les besoins, les désirs sont différents. Faire de ces différences la source de la relation, c’est reconnaître ce qu’il y a de plus profond, voire de plus spirituel, dans l’être humain: le respect de l’autre dans sa différence. Cependant, la subtilité de mon contradicteur le conduit à voir, dans la ‘procréation possible’ (sic) de ce ‘commerce’ de la chair et du bien-être, le reflet de la plus-value capitaliste! Rien de moins. Chacun pourra en juger selon son expérience familiale.
Tout en admettant le caractère humanisant de toute relation, en particulier dans le couple, mon contradicteur fait remarquer ce que je n’ai pas fait apparaître: dans notre société monétarisée, ces différences s’annihilent dans l’équation chiffrée de toute évaluation en argent. En identifiant capitalisme et société monétarisée –ce qui est très discutable– il pense m’avoir délogé de ma position trop centrée sur le pouvoir dans le couple. Je ne nierai pas ce que Charles Péguy avait parfaitement dénoncé dans un vers célèbre, remarquant combien, dans notre société «Tout s’achète et se vend et se pèse et s’emporte». Je peux même admettre que les relations qui ne donnent pas lieu à paiement monétaire peuvent être évaluées en argent. (Un ami, un temps capitaine d’un bateau spécialisé dans le transport de moutons d’Australie en Europe, ne pouvait pas entrer dans une chapelle sans faire remarquer: tiens, ici on pourrait parquer deux cents bêtes, ou trois cents.)
Cette réduction de toute relation à un calcul monétaire ne fait que traduire le point de vue particulier de mon contradicteur. Certes tout peut se réduire à sa valeur d’échange exprimée en monnaie. De ce point de vue particulier, tout –y compris le couple– est économique (comme on peut dire aussi bien, tout est politique, ou tout est chimique, etc. – chaque discipline ayant vocation à étendre sa logique à l’ensemble des phénomènes observables).
Cette banalité oublie combien les expériences singulières –pour ne pas dire les passions– échappent au calcul de la raison. Ainsi, l’expérience de la beauté, du bien et de l’amour, ainsi que toutes les expériences spirituelles qui reposent sur l’intuition de l’altérité (Levinas parlait du visage d’autrui, reflet de l’Incomparable divin). Je rappelle l’antanaclase de Blaise Pascal (cette figure de rhétorique où, dans la même phrase, un mot, ici le mot raison, est utilisé dans deux sens différents) : «Le cœur a ses raisons que la raison ignore.» Tout est dans la différence entre le peintre qui veut vendre ses toiles, et celui à qui on achète sa peinture. Mon interlocuteur ferait très certainement entrer le premier dans la catégorie des prolétaires exploités par le capitalisme, à la manière, selon lui, de chacun des membres du couple. Mais il passerait à côté de ce qui fait, de la vie humaine –et notamment la vie de couple–, une vie digne d’être vécue.