"1814, campagne de France" par Ernest Meissonier - la retraite après la bataille de Laon. Napoléon et son état-major derrière lui. © Wikimédia commons/musée d'Orsay

La providence n’est pas le progrès

«Progrès, … progrès, … quand tu nous tiens; progrès, … progrès, … tu nous tiens bien!» ai-je envie de chanter sur l’air d’un célèbre tango. L’occasion m’en est donné par la sortie du dernier livre d’Ambroise Tournyol du Clos Rien n'échappe à l'histoire: Dans l'atelier des historiens. L’auteur y développe des idées qui, à défaut d’être originales, posent parfaitement le problème.

L’idée de progrès est le fruit de la philosophie des Lumières qui s’appuie ici sur les décombres d’une approche historique chrétienne tendue entre le mythe des origines (l’événement du Christ de la foi au moment même de la mort du Jésus de l’histoire) et son dévoilement final (c’est le sens du mot apocalypse). Supplantant l’espérance chrétienne, l’idée de progrès se présente depuis trois siècles comme le véritable moteur de l’histoire. L’auteur fait remarquer avec juste raison que la rupture chrétienne d’une histoire tendue vers l’avant ne fut pas totale: le retour du Christ se faisant attendre, la vie des croyants s’est coulée assez naturellement dans le retour périodique des saisons. En revanche, l’idée de progrès, elle, apparaît sans retour. Chaque génération capitalise sur les acquis des générations passées, dans l’espoir de reculer indéfiniment l’heure de la mort. Comme dit l’adage: nous sommes des nains au regard de nos ancêtres qui étaient des géants; mais nous voyons plus loin qu’eux, car nous sommes montés sur leurs épaules.

Certes, l’idée de progrès a quelque peu été malmenée par les atrocités des guerres mondiales du siècle passé et par les effets écologiques délétères des techniques industrielles, sans parler des peurs engendrées par l’atome et par les expériences biologiques hasardeuses, le développement de l’intelligence dite ‘artificielle’ et la manipulation des masses permises par le contrôle électronique.

Cependant, malgré tout ce passif, le progrès résiste à une radicale remise en question. Il y a de quoi. «Progrès, … progrès, … quand tu nous tiens; progrès, … progrès, … tu nous tiens bien!» Car sont obvies les changements dans nos modes d’existence opérés par le progrès, parmi lesquels le recul (mais non pas l’éradication) de la pauvreté de masse, ainsi que les facilités de communication et le confort. Le progrès résiste d’autant mieux que la tradition chrétienne n’apparaît plus guère comme un recours possible. Si l’on met à part quelques exceptions notables comme Teilhard de Chardin sj, la méfiance envers la science, une morale qui engendre la phobie de l’individualisme inspirée par la crainte de l’égoïsme dévastateur, et un cléricalisme ancré dans sa structure institutionnelle, interdisent à l’Église d’embrayer sur la dynamique sociétale d’aujourd’hui.

«Nous avons fait de la science notre nouvelle providence sans vouloir considérer ce qu'elle détruit dans la condition humaine», reconnaît l’historien dans une interview (Le Figaro du 24 février 2023). En fait, la différence me semble essentielle. Malgré l’apparence, le progrès n’est pas l’avatar séculier de la providence. Il y a autant de différence entre le progrès et la providence qu’entre un projet intelligemment pensé et une quiétude abandonnée aux bons vouloirs d’autrui. Certes, «le christianisme n'est [donc] pas un attentisme, un piétisme immobile, paralysé par la nostalgie des origines ou par l'angoisse apocalyptique. Il est davantage le renouvellement quotidien du dynamisme historique, dans le cœur des hommes de bonne volonté», prétend l’auteur dans l’interview cité plus haut.

Mais comment est-ce possible sans confondre les ‘hommes de bonne volonté’ avec quelque avant-garde autoproclamée, jadis le prolétariat, aujourd’hui les élites en tous genres (sic), ce qui nous ferait retomber dans la dialectique du matérialisme historique? «Le temps de la foi dans l'histoire est révolu; nous voici désormais réduits à n'avoir foi qu'en nous-mêmes», dit l’auteur traduisant ici un sentiment généralement admis. Pour échapper à cette malédiction contemporaine, peut-être faut-il reprendre la dernière remarque de cet historien : «Le passé ne nous a jamais semblé aussi dépassé et impropre à résoudre l'énigme de nos vies.» C’est évidemment faux! Car l’énigme de nos vies se résout dans le présent. Or le présent, s’il ne veut pas être le passé inconsistant d’un futur fantasmé, doit accomplir, c’est à dire mener à leur terme et faire le tri des promesses du passé.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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