En ces temps où elle est utilisée en tous sens par les idéologies politiques et les nationalismes de tout bord, beaucoup plus encore que par les intérêts commerciaux ou les positions culturelles et morales, il est bon de revenir aux fondamentaux de la religion. Un éditorial paru dans Le Temps début avril, à l’occasion de la fin du Ramadan, s’appuyant sur les interviews de jeunes musulmans, en précise justement les deux principales dimensions.
«Clé envers eux-mêmes», commente l’éditorialiste en rappelant les deux étymologies latines qui se cachent derrière le mort religion: religare tout d'abord qui a donné le mot relier tant aux autres qu’à la transcendance. J’ajoute que ce verbe relier implique une double altérité, sans laquelle il ne peut pas y avoir de ‘vivre ensemble’. Car pour faire société, comme on dit, il faut accepter que les autres soient différents de moi; mais il faut aussi accepter que personne (et pas moi non plus) ne puisse s’identifier à ce qui est commun, à ce qui nous unit. C’est l’expérience même de toute spiritualité où l’esprit, tel l’esprit d’équipe, relie ce qui est épars.
Mais il existe une seconde étymologie latine du mot religion, c’est relegere, qui a donné relire, à la manière dont on lit à nouveau un texte. Lorsque ce texte est le texte de sa propre vie, on expérimente cette recherche qui est de tous les temps et de toutes les sociétés, y compris chez nos contemporains: la poursuite de l’unité de soi-même. D’où le sens dérivé du mot religion, se recueillir. Telles les fleurs que l’on cueille pour les unir en bouquet, il s’agit, là encore, d’une activité spirituelle, à la manière de l’esprit d’un texte. Texte sur papier ou texte de notre vie dans le monde, l’esprit rassemble, en une sorte d’identité narrative, les divers morceaux de ma vie d’acteur, et lui donne un sens.
«Recherche métaphysique», écrit l’éditorialiste. Je nuance. Car la métaphysique est une partie de la philosophie qui relève, depuis Platon jusqu’à Derrida, de l’intellect. En revanche, la recherche de soi-même dans la relation aux autres n’implique aucune discipline spéculative particulière. Elle appelle simplement ce qui est offert à tout le monde: la mise en œuvre de l’esprit qui l’anime.
Les divers courants religieux distinguent et hiérarchisent les divers esprits qui unifient et identifient les uns et les autres d’une manière plus ou moins large, plus ou moins universelle. Est-ce la famille proche, le voisinage, la communauté nationale, l’humanité tout entière ? C’est ici que ce greffe sur cette ‘affaire intime’ qu’est l’expérience religieuse, sa dimension politique. Contre l’interprétation libérale de la religion enfermée dans la sphère privée, il n’est guère raisonnable d’imaginer que ce qui donne sens à une vie intime puisse rester cantonné dans le secret d’une conscience. Les différentes Déclarations des droits humains en prennent acte. Voici soixante ans, en 1965, le cardinal Jean Danielou pointait ce fait dans un livre au titre sans équivoque : L’oraison, problème politique. Il avait compris que l’on ne peut pas diviser ce qui fait l’unité de sa vie en secteurs compartimentés.
Reste que, pour honorer la première étymologie latine (religare, relier des gens pour faire société, comme on dit), selon le critère qui permet de hiérarchiser les prétentions religieuses, toute religion digne de ce nom doit accepter non seulement les différentes autres religions, mais encore qu’aucune, et surtout pas elle-même, ne puisse s’identifier au commun le plus universel qui unit l’humanité en ses diverses sociétés.