L'entreprise Swissmade Trading a déposé voici quelque temps une plainte contre La Poste auprès de la Commission de la concurrence. Elle lui reproche notamment d’exploiter sur le marché libre les informations récoltées grâce au monopole. J’ignore l’issue de ce combat de David contre Goliath, comme l’a qualifié Le Temps. Mais j’épingle cet événement car il conjugue deux phénomènes contemporains. D’une part l’imbrication –déjà ancienne– des Services publics dans le tissu de l’économie de marché et, d’autre part, la dimension dominante du capitalisme d’aujourd’hui, le capitalisme numérique fondé sur l’usage des techniques statistiques touchant l’information et de communication.
Sur le premier point, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’entreprises publiques et entreprises privées se font concurrence pour rendre des services analogues. J’en donne quelques exemples: depuis longtemps, la distribution et l’épuration de l’eau potable; plus récemment, les services de transport par rail ou la distribution d’énergie; dans les pays démocratiques, l’enseignement; encore plus près de nous, à l’occasion des privatisations d’entreprises privées, l’usage de capitaux publics pour prendre le contrôle d’entreprises privées.
Le cas de Swissmade Trading contre La Poste est classique, car il porte sur la stratégie de réseaux: les réseaux d’agences déjà implantés procurent à l’encontre des challengers potentiels un avantage qui joue, en faveur de l’entreprise déjà en place, le rôle d’une «barrière à l’entrée» (comme disent les économistes). Cependant le cas présent met le doigt sur un aspect nouveau de l’économie de réseau: le rôle de l’accumulation des informations glanées auprès des clients. Ce rôle est d’autant plus important que le nombre des clients est nombreux. L’intelligence artificielle permet alors un suivi de plus en plus précis des pratiques, voire des tendances et des partenaires.
Certes, l’Intelligence artificielle, en regroupant une masse énorme de cas pour en tirer les tendances les plus lourdes, ne transforme pas simplement le travail des avocats et des médecins; mais, en mettant au jour et en rendant exemplaires les réactions ou l’opinion du plus grand nombre plutôt que du plus économique ou du meilleur, elle biaise le jugement des administrateurs et des managers. Tout se passe à la manière de cet événement spectaculaire de ces derniers mois où un tableau «artistique» réalisé selon les procédures habituelles de l’Intelligence artificielle a obtenu un premier prix, au grand dam et à la fureur des artistes concurrents. Ce phénomène, fruit d’une computation statistique, est parfaitement explicable. Car les algorithmes ont sélectionné, parmi des milliers de tableaux (avant de les combiner pour produire un nouveau tableau) ceux qui ont obtenu les plus souvent un prix devant un jury semblable de professionnels.
Cette explication n’est certainement pas une justification du conformisme que de tels algorithmes ne font que renforcer. La domination du conformisme issu des statistiques ne garantit en effet rien de l’utilité économique et sociale d’un produit ou d’un service. L’Office de la concurrence –comme d’ailleurs les négociateurs internationaux concernant notamment les GAFAM américaines qui dominent aujourd’hui le monde numériqu – ont le devoir d’y porter la plus grande attention, à défaut de pouvoir y mettre le Holà !
