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Existe-t-il une transcendance laïque?

Le dernier mot de mon avant-dernier blog ‘transcendance laïque’ a provoqué la fureur de plusieurs internautes. Cette indignation surgît de deux lieux opposés, mais qui se rejoignent dans la condamnation de mon propos. Les plus nombreux sont les internautes qui s’inscrivent clairement dans une tradition religieuse; les autres, explicitement anticléricaux, m’accusent de vouloir récupérer la tradition laïque au profit de mon idéologie religieuse.

Les deux positions se rejoignent dans la conviction qu’il ne peut y avoir de transcendance que religieuse, ce qui exclue toute idée de transcendance laïque.

Nul ne s’étonnera que je conteste à la fois les uns et les autres. L’idéologie religieuse qui réserve la transcendance à ce qui est sacré semble ignorer qu’aucune divinité –si divinité il y a– ne peut être pensée comme séparée de sa création. Car cette extériorité du divin supposerait que Dieu ne peut être que le fantasme de sa création, c’est à dire une illusion. Les traditions juives et chrétienne, en faisant de Dieu une relation intime («Dieu est amour»), ne dit pas autre chose que cette présence intérieure. Si donc ‘transcendant’ signifiait ‘extérieur’, nous ne serions pas dans la sphère religieuse, mais dans une idéologie d’aliénation.  Dans le meilleur des cas nous serions proches de la philosophie stoïcienne de soumission à un destin –ou à une absurdité– incompréhensible.

Ces considérations religieuses me semblent cependant moins intéressantes que la fécondité de l’idée qui admet l’existence d’une transcendance laïque. (Pour l’anecdote, la première fois où j’ai entendu l’expression, elle sortait de la bouche d’un Frère franc-maçon du Grand Orient de France lors d’une ‘tenue blanche’ ouverte au public au début des années 1990.) L’idée m’a semblée immédiatement évidente. À condition toutefois de ne pas confondre transcendance et extériorité. Ainsi le ‘sens’ de la phrase transcende les mots de la phrase sans être extérieure à la phrase, l’‘esprit’ d’équipe transcende les membres de l’équipe sans vivre en dehors, le ‘lien’ social transcende les individus sans exister en dehors de la société. Pour parler comme le ‘citoyen de Genève’, la volonté générale transcende les volontés particulières et le bien-commun n’est pas la somme des intérêts de chacun.

La fécondité d’une telle approche tient en quelques mots.

La transcendance laïque interdit de séparer les mots de leur contexte et les individus de la société.

Pour les funérailles laïques et pour les mariages laïques célébrés dans des temples (objet de mon avant-dernier blog visé par les critiques) la transcendance laïque interdit de séparer le défunt de sa famille et des sociétés humaines qu’il a connu, les mariés des communautés qu’ils construisent. Sous cet éclairage est dépassé le débat sans fin entre les approches individualistes et les approches ‘holistes’ de la société. Individu et société ne sont que des moments d’une dialectique nécessaire pour pallier les limites de notre cerveau incapable de penser le mouvement de la vie humaine sans figer ce mouvement en une suite d’instantanés. Cette idée de transcendance laïque n’est pas plus étrange que celle de spiritualité athée; elle n’en est pas moins réelle.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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