Être chrétien, qu'est-ce que cela veut dire aujourd'hui ? Et à quoi nous préparons-nous effectivement en ce temps de Carême ? Quel est le but de nos résolutions de jeûne, si tant est que nous en ayons prises ? Sont-elles encore un moyen de donner une place à Dieu dans notre vie, ou simplement un outil d'auto-optimisation en vue d'un bien-être accru ?
Cette dernière question semble anodine sur un plan personnel, mais elle résume en réalité une question bien plus fondamentale et actuelle : le christianisme est-il d'abord au service du règne de Dieu, ou devient-il un outil du pouvoir des hommes ? Après une époque où l'esprit des Lumières, la raison et le libéralisme avaient pris le pouvoir dans la société occidentale, nous assistons aujourd'hui au retour du christianisme dans les sphères de pouvoir du monde. Poutine s’est allié avec l’Église orthodoxe dans son rêve de la restauration d’une Sainte Russie, et Trump se considère comme élu de Dieu, parvenant à rassembler aussi bien des évangéliques que des catholiques pour le slogan "Make America Great Again".
En tant que chrétiens, ce développement doit nous interpeller. Comment notre religion, que l'on déplore sans cesse en raison de son déclin depuis des années, peut-elle redevenir une justification du pouvoir, de l’égoïsme des nations et de la haine de l’autre ? L’attirance traditionnelle d’une certaine forme de catholicisme pour des courants nationalistes de droite doit, à plus forte raison, nous amener à réfléchir. Quel est donc le christianisme dont nous voulons témoigner ? Et quelles sont les attitudes et convictions qui nous empêchent de succomber aux tentations diaboliques de la sécurité, du pouvoir et de la gloire perverties (Lc14, 1-13) ?
Commençons par nous rappeler que tous les êtres humains, indépendamment de leur origine, de leur race ou de leur religion, sont les enfants bien-aimés de Dieu. Ce n’est évidemment pas toujours facile à saisir lorsque l’on constate l’hostilité et la cruauté dans le monde, ainsi que notre propre impuissance, en tant qu’individus, à y changer quoi que ce soit. Mais c'est justement là que notre propre responsabilité entre en jeu, ce qu'Etty Hillesum a si bien saisi dans son journal : « Je ne crois plus que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, si nous n'avons d’abord corrigé ce qui est en nous ».
Et Etty nous révèle également quelle est la dimension la plus importante et urgente à corriger : « Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour son prochain, pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, (…) et la change en autre chose, qui n’est plus de la haine, peut-être même à la longue en amour ».
Changer la haine en amour, aimer nos ennemis et ceux qui nous haïssent, c’est bien un élément central de la prédication de Jésus. Mais nous sentons bien combien cela est difficile et tout sauf évident. Il est tellement plus simple de se complaire dans sa colère et son indignation face aux autres que de reconnaître que ces autres partagent finalement la même humanité que nous. C’est naturel, mais l’Évangile nous invite à dépasser ce naturel avec l’aide de Dieu. Osons l’aventure ! Essayons de dépasser nos petits efforts d’auto-sanctification par le renoncement au chocolat ou à l’alcool pour aller à l’essentiel : faire la paix en nous-mêmes. Ce n’est pas d’abord une question de volonté, mais de prière. Demandons chaque jour la grâce et le courage d’affronter nos haines et de les transformer petit à petit en amour – avec l’aide de Dieu et pour la paix du monde.