La rémunération est, dans notre monde où «tout s’achète et se vend et se pèse et s’emporte» (Charles Péguy), l’expression la plus forte de l’une des trois motivations fondamentales de l’existence humaine : le besoin de reconnaissance. Une autre motivation est le plaisir de vivre – et d’abord de manger, primum vivere, disaient les anciens Latins, d’abord il faut vivre. La troisième motivation est le pouvoir: pour vivre et se faire reconnaître, le pouvoir, sur les choses, sur l’organisation, sur soi-même, est nécessaire.*
Être reconnu, notamment par l’argent bien gagné, contribue largement à l’identité. Mais c’est là que le bât blesse. Car ici, une contradiction apparaît: il faut que je sois rémunéré au moins autant que mes collègues qui font un travail semblable; il faut aussi que je sois rémunéré davantage que mes collègues, car je suis dans une situation particulière, peut-être plus difficile, et d’ailleurs, mes qualités personnelles sont singulières et méritent d’être reconnues par un surplus de rémunération ; enfin, toute reconnaissance au travail suppose que l’on me laisse une autonomie suffisante, voire un pouvoir qui dans certains pays, se manifeste par une rémunération supérieure. Pour cette raison, John Ford, le metteur en scène célèbre pour ses Westerns, exigeait d’être payé dix-mille dollars de plus que la star la mieux payée.
Dans ces conditions, la justification d’une plus haute rémunération par les ‘besoins’, pour tenir le rang qui est le mien, apparaît le plus souvent comme un argument où le mimétisme le dispute à sa base économique. Argument difficile à ébranler, il est vrai; et le clou est enfoncé par ce que ne cesse de répéter les politicien(ne)s du haut des tribunes électorales. Et je ne m’étonne pas que six Français sur dix ne seraient pas satisfaits de leur situation financière, et «ils auraient besoin d'environ nonante euros supplémentaires pour parvenir à un état de "bien-être financier" répondant à leurs besoins essentiels». Je gage que, en Suisse comme ailleurs, on trouve une proportion semblable de gens insatisfaits de leur rémunération.
L’antique sagesse aurait prétendu qu’il faut se contenter de la rémunération que l’on a, comme il faut savoir ‘garder sa place’ sans chercher à se faire valoir. Ce ne sera pas ma conclusion. Comme le plaisir de vivre et le pouvoir, le besoin de reconnaissance est l’un des moteurs de la vie humaine. Et le fait qu’il soit, selon les évangiles, source d’une tentation diabolique (Matthieu chapitre 4, verset 5) ce ne doit pas être un prétexte pour condamner le besoin de reconnaissance financière. Car, dans toute tentation, se cache parfois le désir du bien.
*Ndr.: Dans son Coup d'épingle, Etienne Perrot sj fait allusion aux trois "libidos" connues dès l'Antiquité, et repris par St Thomas d'Aquin: La libido Sentiendi (appétit de jouissance, et c'est de celle-ci dont il est question, car elle est nécessaire pour survivre); la libido dominandi (la volonté de puissance) et la libido sciendi (le désir d'apprendre - ou de savoir). On peut rapprocher ces trois libidos des trois tentations de Jésus au désert, puisque, on ne peut être tenté que par le bon côté des choses.