• Beat Altenbach sj © SJ-Bild Céline Fossati
  • Ignace à l'infirmerie à Loyola (1521-22) © 2011/Jesuit Institute
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Comment répondre à l'amour de Dieu?

Une citation d'Ignace de Loyola (1491-1556), le fondateur de la Compagnie de Jésus, dit ceci: «Rares sont ceux capables de s'imaginer ce que Dieu ferait d'eux s'ils s'en remettaient entièrement à sa direction.» Le Père Beat Altenbach sj s'est entretenu avec la journaliste Maria Hässig à propos des richesses de la spiritualité ignatienne dans une interview pour la Schweizerische Kirchenzeitung. En voici la traduction et l'adaptation en français.

Maîtres des Exercices spirituels, accompagnateurs spirituels reconnus, experts du discernement des esprits et compagnons de Jésus... voilà comment la journaliste décrirait les jésuites. Çà et là, elle rencontre des éléments de la spiritualité ignatienne, «comme le séduisant magis (plus), la délicate posture de l'indifférence, la prière d’alliance ou encore l’adage Ad majorem Dei gloriam (AMDG, pour une plus grande gloire de Dieu)». La spiritualité ignatienne foisonne de richesses qu’elle voulut explorer plus en détail. Elle a donc pris rendez-vous avec le supérieur des jésuites en Suisse romande, le Père Beat Altenbach sj. Bâlois d’origine, ce dernier vit depuis un peu plus d'un an au sein la communauté de Carouge, dont il est le supérieur. Il travaille en outre comme aumônier de prison à Genève et accompagnateur spirituel au sein de la pastorale genevoise des jeunes.

Maria Hässig: Père Altenbach, quelle est la plus grande richesse de la spiritualité ignatienne? Quel est le noyau à partir duquel il se développe?
Beat Altenbach SJ : «À cette question, je devrais probablement répondre: les Exercices spirituels. Mais pour moi, la plus grande richesse réside dans le discernement des esprits, dans la pédagogie qui se trouve derrière les Exercices et que je peux aussi expérimenter au-delà de ceux-ci. De quoi s'agit-il? En quelques mots, il s'agit de discerner et de réfléchir à ses propres expériences, et ce en regardant Dieu et en conversant avec Lui. Il s'agit ici de l'expérience fondamentale de saint Ignace pendant sa longue convalescence. Après sa blessure de guerre, il est resté allongé au lit plusieurs mois avec pour seule lecture un recueil de légendes des saints et la Vita Christi du chartreux Ludolphe de Saxe.
Durant ce temps d’inactivité, il se laisse aller à des rêveries où, tel un preux chevalier parcourant l'Europe, il se bat pour son maître et remporte des victoires. Des fantasmes de héros, en somme. Inspiré par ses lectures, il commence également à s'imaginer en pauvre mendiant parcourant l'Europe en pèlerinage pour le Christ. Il constate alors que ces représentations ont différents effets sur lui: après ses rêves de chevalier, il se sent vide et fatigué; après ses rêves de mendiant, il se sent éveillé et vivant. Il remarque que chacune de ses rêveries lui laisse un arrière-goût différent. Pour lui, cela n’est pas un hasard. Les unes, se dit-il, me mènent plutôt vers Dieu, tandis que les autres m'éloignent de Lui, les unes viennent de Dieu et les autres non. Il commence alors à prêter davantage attention à ses mouvements intérieurs et à systématiser ses perceptions. Tel est l'origine du discernement des esprits. Cette expérience d'Ignace, chacun peut en principe la concevoir. Ce qui est unique chez lui, c'est qu'il a transformé ses expériences en un chemin d'exercice de prière, appelé les Exercices spirituels

Être attentif à ses mouvements intérieurs, les discerner et y réfléchir. C'est ça, le noyau?
«Oui, je regarde ma réalité quotidienne et la manière dont je la vis. Je prends conscience de ce qui se passe en moi et autour de moi. J’aperçois, je réfléchis, je discerne et je choisis ensuite ce qui me rend vivant, ce qui me donne davantage de force et de joie, et ce qui me procure la paix intérieure. C'est un moyen de percevoir ma vie dans sa globalité. Par exemple, lorsqu'une situation est source d'anxiété pour moi, je la nomme. Cela crée ainsi une distance entre mes émotions et moi. Je les ressens, mais elles ne dictent pas mon comportement. Viennent ensuite les étapes du discernement et de la décision. Je m'interroge sur les causes de la peur, je différencie les raisons. C'est tout un processus de réflexion. Il permet d'ouvrir un espace de liberté intérieure.
Tout le monde est capable de suivre un tel processus, que l'on soit religieux ou non. Pourtant, Ignace lui-même place ce processus dans la rencontre avec Dieu par la prière. Il recherchait la voix de Dieu en toute chose. Cette écoute des mouvements intérieurs devient un lieu de communication avec Dieu. Cette synergie entre expérience et réflexion est la clé de la spiritualité ignatienne, sa pédagogie intrinsèque. C'est ce qui la rend si moderne, ce qui lui confère son caractère holistique : l'expérience et la réflexion, l'émotion et la raison.»

Comment faites-vous fructifier ce processus de réflexion?
«Par La prière d’alliance, c’est-à-dire la relecture de sa journée le soir venu. C’est le lieu par excellence où nous, jésuites, pratiquons et cultivons cette pédagogie. C'est avec le regard priant sur les expériences de la journée que je m'exerce à distinguer les différentes voix intérieures et à discerner les moments où le cœur <brûle > (cf. Luc 24,32). Connaissez-vous Une vie bouleversée, le journal et les lettres d'Etty Hillesum?»

Oui, je les ai lus il y a des années.
«La traduction allemande a pour titre Das denkende Herz, le cœur pensant. Selon moi, ce titre résume la spiritualité ignatienne. J'ai lu le journal et les lettres d’Etty Hillesum par le prisme ignatien. Cette femme a pratiqué le discernement des esprits, certainement sans jamais avoir entendu parler de la pédagogie ignatienne. Elle écrit dans son journal: "Tous les matins, avant de me mettre au travail, me <tourner vers l’intérieur>, rester une demi-heure à l’écoute de moi-même. <Rentrer en moi-même. >" (8 juin 1941). La phrase suivante est très ignatienne et pousse à mettre de l'ordre dans sa vie: "La méchanceté des autres est aussi en nous […] Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n'ayons d'abord corrigé en nous." (19 février 1942).»

Je trouve ce discernement, cette réflexion, cette distinction et cette décision très complexes, sans parler des grands Exercices spirituels de 30 jours. Quelles sont vos expériences en tant que directeur des Exercices et accompagnateur spirituel de jeunes adultes?
«Dans mon travail avec les jeunes, je commence par percevoir et nommer l'expérience au quotidien, et par y réfléchir. Les Exercices spirituels représentent une trop grande étape pour la plupart des gens. Il faut suivre un premier chemin pour y parvenir. Même la perception des expériences intérieures et le discernement conscient sont très exigeants. J'observe que de nombreuses personnes se sentent submergées lorsqu'il s'agit de faire face à leurs propres émotions, de les regarder, de les supporter. Certaines émotions sont douloureuses, elles font peur, elles suscitent de la culpabilité.
Je constate aussi des réticences à ce sujet au sein de l'Église. Il m'est arrivé de percevoir de la résistance lors d'Exercices spirituels avec des collaboratrices et collaborateurs religieux. Il existe des préjugés sur les Exercices spirituels ignatiens. Soit ils sont jugés trop "militaires", soit trop proches des émotions et subjectifs.
Les Exercices spirituels ignatiens sont une forme d'entraînement. Ils ouvrent un espace d'expérience et de rencontre avec soi-même et avec Dieu. Ils sont une forme particulière de méditation. Une approche ludique de la Bible. Quiconque les pratique essaie, grâce à son imagination, de pénétrer dans les scènes du récit biblique et de s'immerger dans l'univers de l'histoire. En faisant cela, je prête attention à mes élans intérieurs, je les accueille, je les intègre à mes prières et je demande à Dieu de m'aider lorsque je ne les comprends pas. Parfois je ressens un vide: il ne se passe rien. Je dois l'accepter et le discerner. Je considère ce chemin comme une grande chance. Le récit biblique devient un espace d'expérience et de rencontre avec moi-même et avec Dieu. Ces Exercices spirituels représentent un moyen de s'éloigner de l'esprit de performance caractéristique de notre temps. Je ne dois pas répondre d’aucun résultat dans ma conversation avec la personne qui donne les Exercices

J'observe comme vous que l'esprit­ de performance imprègne tous les domaines de la vie…
«Aujourd’hui, Jésus de Nazareth est trop souvent considéré comme un modèle de vie avant toute chose, ce qui fait du christianisme une morale à suivre. Dans les sermons, aux quatre coins du pays, le message de la foi est parfois réduite à un appel à l’engagement social ou écologique. Cela me paraît un malentendu fondamental de la foi chrétienne qui omet l'essentiel, le noyau, le cœur de la foi: Jésus nous montre qui est Dieu et qui Dieu veut être pour nous. Dans l'Évangile selon saint Jean, on peut lire: "Celui qui m'a vu, a vu le Père" (Jean 14,9). C'est ce qui prévaut. Vient ensuite la question de l’action. L'histoire de Zachée dans le chapitre 19 de l'Évangile selon saint Luc exprime ceci de manière paradigmatique: Dieu est Celui qui me voit, me connaît, m'appelle par mon nom et entre chez moi. Je reçois le premier. Le récit m'invite à me percevoir dans le regard aimant de Dieu, et non pas à travers des évaluations et des jugements. Dans le récit de Zachée, vous ne trouverez aucun reproche ni aucune exigence de la part de Jésus. L'expérience de la reconnaissance et de l’accueil inconditionnel par Dieu me libère et éveille en moi le désir d'agir en réponse à cet amour. Zachée veut donner la moitié de ses biens aux pauvres. Les Exercices spirituels consistent justement à faire cette expérience et à se demander ensuite comment répondre soi-même, par le biais de sa vie, à l'amour que nous avons reçu. La spiritualité ignatienne représente un correctif face à la moralisation de la foi chrétienne.
Les Exercices spirituels créent une dynamique qui contrecarre, tout du moins en partie, l'esprit de performance. L'Évangile constitue le renversement radical de la logique du «si/alors»: Si j'agis bien, si je me consacre entièrement à … alors... Le message de l'Évangile dit exactement le contraire: tu es vu, tu es aimé par Dieu. Dieu te dit oui, à toi. De cette expérience naît le désir de «faire ceci ou cela», un engagement. Dieu aspire à ma réponse, Il ne me la réclame pas. Avec lui, pas d'obligation ni de devoir. Comprenez-moi bien! L'exhortation éthique n'est pas erronée; mais elle devient difficile lorsqu'elle perd son lien avec le cœur de l'Évangile.»

La Compagnie de Jésus s'est fixée quatre préférences apostoliques universelles pour la période 2019 à 2029: aider les gens à trouver un chemin vers Dieu par les Exercices spirituels; marcher aux côtés des pauvres; cheminer avec les jeunes; prendre soin de la Création, «notre Maison Commune». Comment les mettez-vous en œuvre?

Les préférences apostoliques ne constituent pas des tâches, mais des perspectives avec lesquelles nous devons penser et orienter nos activités. Elles représentent des lunettes à travers lesquelles nous regardons ce que nous faisons. Elles nous aident à souligner certains aspects et nous donnent des critères de décision. En ce qui me concerne, les quatre préférences s'appliquent à ma vie. En tant qu'aumônier de prison, je suis du côté des marginaux, en tant qu'accompagnateur spirituel, j'aide les gens à trouver un chemin vers Dieu. Mon engagement dans la pastorale des jeunes me permet de donner une priorité aux jeunes quand il s’agit d’accepter des engagements spirituels. Enfin, en collaboration avec la communauté de Genève, je réfléchis à la manière dont nous voulons vivre plus consciemment, à notre manière de consommer et de nous déplacer.
La devise de l'année ignatienne est: «Voir toutes choses nouvelles en Christ». En tant que compagnon de Jésus, j'observe le monde avec le regard du Christ, je marche à ses côtés, je vois à travers Lui les souffrances du monde, je fais rayonner Son amour et je travaille à ses côtés à un avenir radieux pour les hommes. Je suis un enfant bien-aimé de Dieu et j'ai le droit de participer à son projet. Avec les Préférences apostoliques, je remets en question ma vie et mon travail. Je m'interroge: comment répondre à l'amour de Dieu? Quelle est la plus grande volonté de Dieu? Où puis-je apporter plus (magis) de réponses et de fruits? Je dois là encore veiller à ne pas tomber dans une dynamique de performance. La question cruciale est la suivante: est-ce que je fais quelque chose dans le but de recevoir? Ou est-ce que j'ai reçu et je veux maintenant faire avec? Quelle est la dynamique initiale? Mon action constitue ma réponse aimante à l'amour de Dieu. Cela implique une grande liberté intérieure.

Une question plus personnelle et vocationnelle en conclusion: vous avez étudié la chimie et obtenu un doctorat en sciences naturelles. Comment êtes-vous devenu jésuite?
Enfant et adolescent, j'étais fasciné par le mode de vie et la spiritualité des bénédictins. J'ai découvert les jésuites à l'école par le biais d'un professeur de religion, lui-même jésuite. Il était toujours d'une humeur positive, empli d'une joie de vivre contagieuse, et il nous montrait, à nous les jeunes, la beauté de la Création. Tout au long de mes études, j'ai été en contact avec l'aumônerie universitaire où j'ai découvert la spiritualité ignatienne. Durant cette période, je n'ai pas pensé une seule fois à embrasser un projet de vie religieux.
À la fin de mon doctorat, je suis allé passer une semaine chez les bénédictins de Mariastein pour travailler ma thèse. Ce lieu a fait naître en moi un questionnement fondamental sur mon projet de vie. À la fin de cette semaine, j'ai eu tout d’un coup la réponse: je peux le faire et je veux le faire. C'était une évidence au plus profond de moi: j'allais devenir bénédictin. Sous l'influence de la spiritualité ignatienne, je savais que deux alternatives valent mieux qu’une pour faire un bon choix de vie. J'ai donc délibérément entamé un processus de discernement et de décision, en me faisant accompagner spirituellement par mon aumônier universitaire, un jésuite. Et c'est durant ce processus que mon chemin vers les jésuites s'est cristallisé.

 

Auteur:

Beat Altenbach SJ

Vit et travaille comme aumônier de prison et supérieur à Genève depuis novembre 2020. Né à Bâle en 1965, Beat Altenbach sj est entré chez les jésuites en 1996 après des études et un doctorat en chimie à l’Université de Bâle et à l’École polytechnique de Zurich. Le Bâlois est de retour en Suisse Romande depuis fin 2020 et a rejoint la communauté des jésuites de Genève dont il est le Supérieur. Après des études de philosophie à Munich et de théologie à Paris, il a travaillé comme aumônier universitaire à Zurich et à Bâle, et comme directeur du centre spirituel et de formation de Notre-Dame de la Route à Fribourg. Beat Altenbach sj est engagé dans l'accompagnement et la formation aux Exercices spirituels; il anime des retraites ignatiennes en allemand et en français. Il est un passionné et fin connaisseur de la spiritualité d'Etty Hillesum et membre du comité de rédaction de la revue choisir.
Depuis 2005, le Père Altenbach sj se forme à l'accompagnement des victimes d'agressions sexuelles. Depuis 2018, il est l'un des représentants religieux au sein de la Commission d'experts sur les agressions sexuelles dans l'environnement ecclésial de la Conférence épiscopale suisse. Depuis 2019, il est la personne de référence des jésuites de Suisse en matière de violences sexuelles.
Parallèlement, depuis octobre 2021, il oeuvre comme aumônier au Service de l’aumônerie catholique des prisons, à 40%, et aumônier auprès de la Pastorale des Jeunes de Genève, à 10%. 

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