Le 27 février, trois jours après le début de la guerre en Ukraine, j'ai célébré la messe en russe à l'église jésuite Saint-Casimir de Vilnius. La communauté russophone -toutes nationalités confondues- s'y réunit chaque dimanche depuis trente ans. Nous avons prié pour la paix en Ukraine et pour que la guerre menée par la Russie contre son voisin indépendant ukrainien se termine le plus rapidement possible.
Je suis les actualités en provenance d'Ukraine montrant des vidéos de femmes qui hurlent au visage des soldats russes, dans leur langue: «Partez d'ici, rentrez chez vous!» Ou la population des régions déjà occupées brandir les drapeaux ukrainiens en scandant: "Occupants". La langue maternelle de ces femmes et de ces hommes est probablement le russe. Bon nombre d'habitants sont dans ce cas en Ukraine. Ils considèrent l'Ukraine comme leur patrie et résistent de toutes leurs forces aux agresseurs. Il n'est pas surprenant que des personnes parlant la même langue se sentent citoyen·ne·s de différents pays.
Les événements qui ont lieu actuellement en Ukraine ne viennent pas clarifier les relations entre les deux peuples mais constituent une collision entre deux mentalités, deux visions du monde et de sa finalité. D'un côté, un monde démocratique où l'être humain est considéré en tant que tel, et de l'autre, un monde à l'opposé dans lequel seule compte la grandeur de l'empire et où les citoyens aux opinions contraires se retrouvent derrière les barreaux (sur la base de fausses accusations) ou sont tout simplement éliminés. Je connais très bien ce système, je l'ai vécu pendant 30 ans. À l'époque, la machine à violence était dirigée contre l'Église et contre toute expression de nationalisme ou toute remise en question du système communiste. À l'Ouest, rares sont les personnes qui se sont rendues compte de l'ampleur réelle de la situation ici, car elles étaient abreuvées de mensonges. Cela ne nous a pas facilité les choses. Ma propre famille, comme beaucoup d'autres, a souffert de la répression et j'ai moi-même été interrogé et menacé à maintes reprises par les services secrets soviétiques du KGB parce que je voulais entrer au séminaire. La même vision impérialiste pointe aujourd'hui du doigt d'autres ennemis, mais cela ne change rien à sa nature.
Ne soyons pas dupes: la guerre est bien là, avec son lot d'horreurs, et si nous ne nommons pas clairement l'agresseur et les victimes, si nous n'arrêtons pas la machine infernale qui s'est mise en marche, qui sait ce qui pourrait encore se passer.
Les parallèles entre la manière de procéder d'Adolf Hitler et celle de Vladimir Poutine sont terrifiants. Dès leur arrivée au pouvoir, ils ont instauré la dictature, n'ont cessé d'attiser les ressentiments à l'égard des défaites passées (Première Guerre mondiale et effondrement de l'Union soviétique), ont mené une vaste campagne de modernisation et de développement de l'armée, ont fait de leur parti l'unique force politique du pays, ont créé des organisations de jeunesse fondées sur une idéologie et ont tenté de reconquérir des territoires perdus et d'en conquérir de nouveaux. Bien sûr, les époques sont différentes et tout n'est pas en train de se répéter à l'identique, mais ne devrions-nous pas tirer des enseignements de l'histoire? Il a fallu du temps pour que le monde réalise qu'il était non seulement naïf, mais aussi criminel de croire que l'annexion de l'Autriche ou l'occupation des Sudètes était l'unique objectif, que la paix serait garantie et que le reste de l'Europe ne serait pas impacté si l'on se résignait à ces invasions. Mais c'est tout le contraire qui s'est produit: ces annexions ont stimulé des ambitions prédatrices encore plus avides, qui ont engendré des souffrances et des destructions inimaginables à travers le monde, y compris en Allemagne.
L'Ukraine est un pays libre et indépendant, qui décide lui-même de son mode de vie et des partenaires avec lesquels il souhaite bâtir son avenir. Sommes-nous en droit de diviser les pays en deux: d'une part, les citoyens libres de décider de leur propre destin et, d'autre part, ceux qui doivent se soumettre aux ambitions impérialistes de leurs voisins? Ne serait-ce pas là céder à une hypocrisie évidente? La véritable situation ne se reflète-t-elle pas dans la détermination de nombreux Ukrainiens à défendre coûte que coûte la liberté de leur patrie et dans les centaines de millions (amenés à être des millions) de personnes qui «votent avec les pieds» en fuyant les horreurs de la guerre, non pas vers la Russie mais vers l'Ouest?
Personne ne doit se résoudre à penser que le sacrifice de l'Ukraine, le massacre des personnes et la destruction de villes entières représentent le prix à payer pour la paix.
Non, cela encouragerait l'agresseur à aller encore plus loin. Et qui est en mesure de prédire les limites de ses ambitions? Tant que la guerre s'imposera comme la réponse aux questions politiques, que les principes fondamentaux du droit international seront violés, que le pays voisin sera sournoisement attaqué et que la menace nucléaire sera brandie, la sécurité ne sera garantie nulle part et pour personne.
Nous devons affronter le mal mais nous ne devons pas céder à la colère. Dans la situation présente, les paroles de Sviatoslav Shevchuk, archevêque majeur de Kiev et d'Halytch, prennent tout leur sens: «Nous réalisons qu'en définitive, ce n'est pas la haine qui l'emportera, mais l'amour.» L'amour donne naissance aux héros, la haine aux criminels. C'est pourquoi j'en appelle à tous: apprenons à aimer en cette période tragique. Ne laissons pas la haine nous asphyxier. N'utilisons pas le langage et les mots de la haine. Selon un vieil adage, celui qui hait son ennemi a déjà succombé. Nous vaincrons par la puissance de notre amour pour notre pays, pour Dieu et pour notre prochain.»
Prions sans relâche pour la paix et pour les hommes et les femmes d'Ukraine et de Russie.
Lionginas Virbalas sj, Archevêque émérite de Kaunas