Avec une pointe d’humour, j’épingle aujourd’hui une suite d’adjectifs qualificatifs utilisés par un chroniqueur du Temps*. Une BD parue durant la guerre (en 1943) d’Edgar F.-P. Jacob, Le rayon U –comme uradium (sic)– évoquait sur un ton martial la manière dont deux Anglais, Black et Mortimer, neutralisaient une arme terrifiante mise au point par un dictateur rêvant de dominer le monde.
Né quatre ans avant la parution de Rayon U, Jean Van Hamme, un scénariste au talent respecté connu pour des séries à succès (XIII, Thorgal, Largo Winch) a voulu, en sa huitante-quatrième année, donner une suite au Rayon U. Est ainsi publié La Flèche ardente. L’histoire use toutes les ficelles qui ont fait le succès de ‘la ligne claire’ qui a triomphé dans la BD belge (Tintin, Spirou, etc.) où chaque page –pardon, chaque planche– comme une musique syncopée, s’arrête sur un suspens qui contraint le lecteur à tourner la page pour chercher la suite. L’histoire se termine toujours bien, c’est à dire par le triomphe de la morale teintée d’un zest de patriotisme. «Délicieusement suranné, romanesque comme jamais», dit un chroniqueur (payé par l’éditeur?) «Un album éblouissant qui se lit avec le sourire aux lèvres» continue-t-il.
Le chroniqueur du Temps nuance ce jugement. La Flèche ardente est ainsi qualifiée: «De la belle ouvrage, respectueuse, inutile et censément lucrative». C’est la suite de ces adjectifs qualificatifs que j’épingle ici. De ces quatre adjectifs (belle, respectueuse, inutile, lucrative) lequel est l’intru? L’intru est la personne qui ne rentre pas en cohérence avec les autres. Procédons par essai et erreur.
Belle. Si l’ouvrage est respectueux, inutile et lucratif, il ne peut être beau. Car la beauté, comme la rose du Pèlerin chérubinique, est sans pourquoi. Or les trois autres adjectifs baignent dans la logique utilitariste (y compris, bien sûr, l’inutile).
Respectueuse. S’il est beau, inutile et lucratif, l’ouvrage ne peut pas respecter toutes ses parties-prenantes. Certes, on peut sous-entendre qu’il respecte la morale dominante, mais il ne peut alors relever de la beauté qui, elle, n’est jamais soumise à quelque objectif, fut-il moral, que ce soit. J’ajoute que cet objectif moral transformerait cette BD en sermon. Les pasteurs et les instituteurs savent que, de nos jours, les sermons sont inutiles et ne rapportent rien.
Inutile. Un ouvrage, contrairement à l’adage, n’est pas plus beau lorsqu’il est inutile; et s’il est lucratif, il peut être utile (à l’auteur comme à l’éditeur), de même s’il est respectueux, car il promeut la dignité du lecteur.
Lucratif. N’est jamais inutile un ouvrage lucratif et respectueux. Et si la beauté peut payer, cela relève davantage du hasard du commerce et de la mode que de la qualité intrinsèque de l’œuvre.
Bref chacun peut trouver l’intru dans le qualificatif de son choix.
La morale de cette facétie qui se voudrait humoristique, je la trouve chez Jean Jaurès, fondateur du journal L’Humanité. Il interdisait à ses journalistes les adjectifs qualificatifs. Car les qualificatifs cachent le plus souvent les jugements a priori et les passions subjectives des journalistes qui veulent ainsi masquer le déficit de leurs analyses.
*Article paru le lundi 17 avril 2023.
