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À la recherche d’aumôniers militaires

L’armée suisse cherche 71 aumôniers supplémentaires. L’objectif est d’atteindre le nombre de 242, alors qu’ils ne sont aujourd’hui que 171. Le but est que chaque unité militaire ait son aumônier. La décision peut surprendre. Notamment au regard de mon précédent blog dans lequel j’évoquais la diminution de la prégnance des religions historiques en Suisse, diminution qui n’est pas entièrement compensée par la légère augmentation des traditions religieuses charismatiques.

Cette demande de l’armée fait suite au stress vécu par les militaires lors de la récente crise sanitaire. Tout se résume en un mot: l’enfermement, vécu comme l’antichambre de l’enfer – car l’enfer me ment. (Que le lecteur retienne ce jeu de mots.) Chacun le sait:

«Quand les choses vont bien, la religion est inutile; ce n’est pas le cas lorsque les événements sont stressants, maladie personnelle ou mort d’un compagnon d’unité.»

Olivier de Kersauson revenant d’un tour du monde à la voile en solitaire répondait à un journaliste qui lui demandait s’il avait prié lorsqu’il affrontait les tempêtes sur l’océan: «Au fond d’un trou d’obus, répondit le navigateur, tout le monde est croyant!» D’où, dans les périodes stressantes, un besoin plus marqué de présence attentive (l’attention est la forme naturelle de la prière, disait Malebranche). Certains ont besoin de plus; il leur faut un véritable accompagnement spirituel.

Cette logique utilitaire se comprend parfaitement de la part de l’armée. Cette même logique réparatrice avait conduit le gouvernement anticlérical français après la dernière guerre mondiale à renforcer l’aumônerie militaire. Cette posture politique conduit à enfermer la religion dans le rôle que lui prêtait Karl Marx, celui d’un opium du peuple. À défaut d’opium religieux, les responsables militaires durant la guerre de 1914, faisaient avaler aux soldats quelques bonnes rasades d’absinthe –a «fée verte»– avant de monter à l’assaut. Les aumôneries d’hôpitaux, d’internats scolaire et de prisons jouissent aujourd’hui de la même justification utilitaire, alors qu’à l’origine, était plutôt mis en avant le droit humain selon lequel nul ne peut être privé du secours de sa religion –s’il en a une– même s’il est dans une institution fermée.

Cette logique utilitaire provoque un paradoxe. La religion se veut non pas utilitaire, mais gratuite. Les chrétiens parlent de Grâce, et les amoureux parlent d’amour. Comme dans un miroir qui inverse l’image sans la déformer, une aumônier militaire interrogé justifie sa présence auprès d’un compagnon en disant simplement: «chaque personne est infiniment précieuse». Malheureusement, sur notre terre, le prix infini n’existe pas plus que la gratuité. «Tout s’achète et se vend et se pèse et s’emporte» écrit le vieux Péguy; et les observateurs ont remarqué depuis des millénaires que «l’altruisme est un égoïsme de transfert» (Éric Weil). Sans parler de ceux qui souligne que le don est une manifestation de pouvoir (dont on se libère en ‘rendant’ ce qui a été reçu, un peu à la manière de ‘l’action des grâce’ des liturgies chrétiennes). Comment alors pratiquer une relation d’aide –ici celle de l’aumônier militaire– qui semble gratuite et n’avoir aucun but tangible, sans même que l’aumônier ait la garantie qu’il en résultera un état de bien-être pour celui dont il s’approche?

Au plus près du terrain

Sans m’immiscer dans les multiples pratiques spirituelles des uns et des autres, qu’elles relèvent de courants religieux, agnostiques ou athées, je balise ici les enjeux. Écrasé par l’enfer du traumatisme, de la violence, ou de l’enfermement, le militaire aspire à se réconcilier avec soi-même. «L’enfer me ment», c’est le cas de le répéter; car, dans la douleur ou la souffrance –physique aussi bien que mentale–, je ne suis pas ce que je ressens. On peut en dire autant du malade, du mourant et de toutes personnes soumises à des chocs traumatiques. Dans ces situations, la relation d’aide vise à permettre une restauration de cette identité perdue. Une formulation romantique pourrait parler de réappropriation de l’âme égarée. Il s’agit alors de reconstruire une relation entre le présent et le futur, entre le proche et le lointain, entre le soldat et son unité. D’où l’importance d’aumôniers placés au plus près du terrain, et qui partagent la culture de leur groupe.

Ce travail d’aumônerie consiste à réduire la tension entre le déjà-là (l’isolement dans le ressenti immédiat) et le pas-encore (l’harmonie articulée sur le milieu de vie). Les traditions religieuses parleraient plus volontiers de réconcilier l’ici-bas marqué par la dispersion et l’au-delà imaginé comme plénitude. Bref, pour plagier l’épître aux Hébreux dans le Nouveau Testament, la présence de l’aumônier est, pour le militaire, le gage de ce qu’il ne peut qu’espérer.

Auteur:

Étienne Perrot sj est un jésuite de la Province d'Europe Occidentale Francophone (EOF) qui a vécu 15 ans à Genève (de 2001 à 2016), au sein de la communauté de Carouge. Il écrit régulièrement sur le site des jésuites de Suisse depuis 2013. Il est en outre membre du conseil de rédaction de la revue culturelle suisse choisir.
Étienne Perrot, né en 1944 dans le Doubs (France). Il a enseigné  l'économie et l'éthique sociale à Paris, et l'éthique des affaires à l'Université de Fribourg 3. Il a écrit plusieurs livres, notamment Esprit du capitalisme, es-tu là ? Derrière les chiffres, discerner l’humain, Bruxelles, Lessius 2020.

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