Dans sa longue marche vers la terre promise, le peuple avait récriminé contre Dieu. Le châtiment ne s’était pas fait attendre: des serpents à la morsure mortelle avaient fait des ravages. Repentis, Dieu leur avait pardonné. Le signe de sa miséricorde était un serpent dressé au sommet d’un mât, l’ancêtre du caducée des pharmaciens ! Qui le regardait, échappait à la mort. Pour éviter toute superstition, le livre de la Sagesse précise: «celui qui se tournait vers ce signe était sauvé, non pas à cause de ce qu’il regardait, mais par toi le Sauveur de tous» (Sg 16,7). Au-delà du signe, la réalité signifiée. L’évangéliste Jean y voit une préfiguration du Christ en croix.
Oubliant la mise en garde du livre de la Sagesse, certains n’ont pas manqué de se focaliser de manière trop exclusive sur la croix pour rendre culte à la souffrance, comme si elle garantissait le salut. Réflexe de type sadomasochiste ? Le Christ a détesté la souffrance; il l’a combattue, guérissant, exorcisant, libérant, ressuscitant. La croix, la souffrance ne sauvent le monde que dans la mesure où elles sont le signe de l’amour et de la miséricorde poussés jusqu’à l’extrême désappropriation de soi, la mort. Donner sa vie pour autrui jusqu’à l’extrême, est le seul langage capable d’exprimer la totalité de l’amour. Loin d’être le signe du courroux de Dieu, comme le chante le malheureux cantique de Noël «Minuit chrétiens», la croix rend visible l’amour de Dieu pour le monde: «Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique.» Qui ne dépasse pas le signe reste à mi-chemin. Le salut lui échappe.
L’Évangile en tire une conséquence susceptible de démystifier certaines représentations angoissantes, qui hantent bien des imaginaires. Le jugement si redouté n’est pas une sentence qui vous surplombe et vous menace de l’extérieur, telle l’épée de Damoclès. Le tribunal est intérieur, et chacun est juge en sa propre cause. Pas d’autre auteur de la sentence que soi-même. Regarder la croix pour y découvrir et accepter la mesure sans mesure de l’amour de Dieu, c’est s’établir dans la lumière. En rester aux apparences, et camper sur son mauvais terrain, c’est se condamner à demeurer dans les ténèbres de la culpabilité.
Pierre Emonet sj