Par Pierre Emonet sj - La scène n’est pas banale, déconcertante même. Celui que Renan appelait le doux rêveur de Galilée, pique une belle colère. Dans un des quartiers du Temple, le parvis des Gentils, Caïphe avait installé un marché de produits garantis casher: du bétail et des volailles pour les sacrifices, des bureaux de change pour se procurer la seule monnaie autorisée dans le périmètre sacré. Ce commerce engendrait pas mal de profit, surtout durant la haute saison, la période de la Pâque juive, lorsque les sacrifices dopaient le chiffre d’affaires.
Dans un accès de colère, Jésus pose un geste fort, violent même, à la manière des prophètes qui, pour mieux se faire comprendre, recouraient à des mises en scène qui frappaient l’imaginaire. Brandissant une sorte de fouet improvisé, il chasse le bétail qui s’égaille dans tous les sens, ordonne aux marchands de colombes de quitter les lieux, bouscule les bancs des changeurs: "Allez sur le marché officiel, qui se tient le long du Cédron et sur les pentes du Mont des Oliviers. La maison de Dieu n’est pas un supermarché !" Culte et profit ne font pas bon ménage.
On n’entre pas impunément en conflit avec l’establishment. Au souvenir d’un cri entendu chez les prophètes et dans les Psaumes (Jr 7,11 ; Ps 68/69,10), les disciples de Jésus pressentent que son zèle à dénoncer la corruption du clergé finira par le dévorer.
La Passion se profile déjà à l’horizon. Jésus en est conscient. Répondant aux autorités qui lui demandent de justifier son comportement, il y fait une allusion voilée. Jouant sur les mots, il lance un défi à ces hypocrites plus préoccupés par la défense de leurs intérêts que par la sainteté du Temple. Qu’ils détruisent ce sanctuaire, et, lui, en trois jours le relèvera. Le quiproquo est total. Les juifs pensent au temple de pierres, le théâtre de leur corruption, lui parle de son propre corps, le vrai sanctuaire de la présence divine. Détruit par la crucifixion, il sera reconstruit – ressuscité – trois jours plus tard. Voilà le signe qu’il peut avancer pour justifier sa réaction. Empêtrés dans leurs intérêts, ses interlocuteurs ne comprennent pas la réponse. Leurs vues sont trop courtes et terre-à-terre. Les disciples ne comprennent guère plus, pour l’instant du moins. Ils n’en font pas moins confiance et persévèrent à la suite du Christ. Plus tard, après la résurrection, ils feront le lien avec l’épisode vécu au Temple. Ils comprendront ce que Jésus voulait dire. La foi est un chemin dans le brouillard, qui vous conduit vers des points de vue d’où vous découvrez rétrospectivement le sens de ce qui a été vécu.
Pierre Emonet SJ