Primum vivere! D’abord, il faut vivre. Vivre, c’est bien-sûr, aux yeux de tous nos concitoyens, assurer les moyens matériels, organisationnels, sanitaires et sociaux de la continuité biologique de notre organisme physique. Le bon sens parle ici. Je ne crache pas sur cette interprétation immédiate des «besoins essentiels» qui permet à la Confédération de décider pour six semaines la fermeture des enseignes «non essentielles». Mais comment distinguer? Il y a là, dans ce discernement des hautes autorités de la Confédération, une part d’arbitraire qui sera de toutes façons mal vu de la part des commerçants touchés par la fermeture de leur enseigne.
Quelle que soit la frontière entre l’«essentiel» et le «non essentiel», elle repose, de la part des autorités, sur une vision matérialiste de l’«essentiel». Contre quoi on peut mobiliser bien des autorités morales et spirituelles. «Le superflu est chose très nécessaire» dit le poète. «La culture est tout aussi nécessaire» clament les artistes. Et je ne parle pas des esprits religieux qui font remarquer que ce qui donne sens à la vie -la Grâce même- est de l’ordre de l’essentiel.
Mais quel que soit le poids des arguments sociaux, moraux et spirituels, quelle que soit la part d’arbitraire de la frontière entre l’«essentiel» et le «non essentiel», je maintiens qu’il est important que la distinction soit faite dans les circonstances présentes; et je trouve légitime la décision de la Confédération. Pourquoi? Parce si l’important n’est pas assuré, l’essentiel ne peut advenir. L’important est de l’ordre du physique. Il permet de mettre quelque chose dans le chaudron. «Je vis de bonne soupe et non de beau langage», dit un personnage de Molière.
La tradition chrétienne va dans le même sens. Car le christianisme est une religion physique. Incarnation oblige. Et il se vit aux confins de la règle sociale et de l’intimité physique, comme le rappelle les rites de la Cène et de la Communion. En témoigne tout autant la doctrine sociale chrétienne. Bartholomée de Las Casas, dénonçant le massacre des populations d’Amérique latine par les conquistadors espagnols et portugais, l’avait bien vu, tout comme notre pape François: le droit des étrangers à l’intégrité physique (et morale) ne dépend ni de leur culture, ni de leur religion. Reste à s’assurer que ceux qui pâtissent des décisions publiques bénéficient, eux aussi, des garanties importantes -essentielles selon les catégories établies par la Confédération- promises à tous.