C’était la fin de la formation militaire, nous étions en marche sur les flancs du Vanil Noir par une belle journée de novembre, les forêts de la Gruyères se paraient des couleurs de l’automne. J’allais entrer quelques semaines plus tard au noviciat de Notre-Dame de la Route, le coup d’œil était magnifique, et je me posais beaucoup de questions.
Soixante ans plus tard, ce 4 décembre 2021, je me suis retrouvé face au même horizon. Entre les Vanils et le Moléson, la vue porte jusqu’au Mont-Blanc, encadré par les Tours d’Aï et les Dents du Midi. Ces montagnes, je les ai toutes parcourues et beaucoup d’autres encore. Je me suis longtemps promené sur les chemins du savoir et j’ai rencontré de nombreuses personnalités humaines. Je me sentais ce jour-là particulièrement heureux, avec même une pointe d’esprit malicieux.
Je me souviens de l’exposition nationale de 1964 à Lausanne. Un ordinateur -chose neuve à l’époque- analysait les réponses données à un questionnaire distribué aux visiteurs. Il m’apprit que j’appartenais à une double minorité en tant que romand et catholique (la majorité était protestante à l’époque, quant aux romands, ils sont restés minoritaires) mais, plus mortifiant encore, il me fit comprendre que ma conception de l’amour était celle des femmes de plus de soixante ans. Manifestement, je n’étais pas un Confédéré typique!
La situation ne s’est pas améliorée. Je me retrouve aujourd’hui, à 80 ans, dans la catégorie décriée des mâles blancs hétérosexuels occidentaux de plus de cinquante ans. Ajoutez à cela que, comme prêtre et religieux, je suis soupçonné de sexualité déviante. J’appartiens aux pires strates de la société, mais cela ne parvient pas à troubler ma sérénité.
Je crois que ce paysage joue un rôle, je l’ai toujours sous les yeux lors de la méditation du matin. Il y a une vingtaine d’années, je lisais la parabole du débiteur impitoyable. J’étais frappé par la somme énorme que le roi remettait à son ministre infidèle, des centaines de millions de francs. Puis, je pris conscience que j’étais moi-même ce débiteur. Je profitais, depuis des années, de cette vue magnifique, gratuitement. Le soleil gratuit, la lumière gratuite, l’air gratuit, les arbres, les oiseaux, les fleurs, le reste de l’univers… tout m’était donné sans payement, or je me plaignais des ennuis que des voisins grincheux me faisaient subir.
Je devais revoir ma feuille de compte: elle comportait scrupuleusement toutes les dépenses, mais notait de manière lacunaires les apports et oubliait complètement les dons gratuits, surtout les amitiés désintéressées, dont celle du Créateur. J’en fus honteux, et me promis de changer de regard.
De là vient sans doute la différence. Les montagnes conservent leur même altière présence, hier comme aujourd’hui, mais je n’y étais pas aussi attentif autrefois. J’étais tourné vers l’avenir, mes projets, mes attentes, mes désirs et n’étais pas apte à recueillir tout ce que Dieu m’offrait. À trop vouloir réaliser, on vit moins. De fait, on ne possède réellement que les choses pour lesquelles on a rendu grâce.
C’est ainsi que, curieusement, je me sentais plus jeune à 80 ans sur cette terrasse de Notre-Dame de la Route que 60 ans plus tôt, encore trop plein d’inquiétudes et d’attentes.
Jean-Blaise Fellay sj
